Il paraît que l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Pour Blotch, dessinateur vedette du Fluide glacial de la deuxième moitié ds années 1930, l'adage se vérifie. A l'entendre, il est la gloire, non seulement de Paris, mais encore de la France, son enfant chéri, son phare culturel et esthétique. Et on le voit, admiratif et fier, contempler son propre nom dont il vient de tracer au pinceau les six lettres majestueuses comme s'il contemplait le paysage de sa propre renommée s'étendant sur les années à venir. Évidemment, le lecteur s'aperçoit vite de la supercherie, et jauge aisément le bonhomme, dont l'insignifiance n'a d'égale que la prétention. Portrait de l'artiste en personnage immonde,
Blotch, oeuvres complètes offre matière à réflexion quant à ce qu'il dit, en creux, des faiblesses que tout un chacun peut connaître quant à croire à l'originalité d'un destin, à la force d'une pensée ou d'un talent.
Blotch est aussi minable qu'il se croit important. C'est dire la fatuité du personnage, ou bien son peu d'envergure, c'est au choix. Caricaturiste dans un journal, il livre, semaine après semaine, ses oeuvres, qu'il verrait bien comparées, probablement, aux plus dignes chefs-d'oeuvre de l'art. Pourtant, à les voir, rien ne semble vraiment - sauf à supposer que le lecteur est de mauvaise foi, ce qui peut tout à fait se concevoir - laisser croire qu'on est là face au
Michel-Ange de la caricature, au Caravage de la presse moderne. Ses dessins sont simples, son propos est volontiers vulgaire. Au-delà des dessins, au-delà de l'artiste, si l'on se montre assez généreux pour attribuer cette qualification à Blotch, Blutch nous montre l'homme. C'est pire. Raciste - son attitude avec le jazzman américain le montre -, goujat - sa pauvre épouse a bien du mérite ! -, hautain et méprisant - comme avec ce jeune auteur auquel il vole un dessin qu'il aura pris la peine de dénigrer auparavant -, obséquieux - avec le propriétaire du journal, lequel ne se souvient jamais de son nom, et le traite certes d'une manière bien peu classieuse -, lâche enfin, Blotch semble réunir en lui tous les défauts possibles. Quant à ses qualités, disons-le, elles n'apparaissent guère.
La bande-dessinée de Blutch pourrait ainsi n'être qu'une chronique légère d'un homme qui se croyait si haut et que l'on voit, tant socialement que moralement, si bas. Il y a plus. Sous le titre pompeux, mais certes ironique - ainsi en ce titre est résumée toute la prétention de Blotch de se mettre à la hauteur des plus grands, tandis que, d'oeuvres réelles à présenter, il n'en a aucune - se cache le portrait d'un homme dont la caricature - car
Blotch, oeuvres complètes, est une bande-dessinée caricaturale - grossit les défauts. Comme pour mieux mettre ceux-ci en valeur, Blutch place son action, non pas dans une rédaction parisienne contemporaine, mais dans des années 1930 marqués par les espoirs du Front Populaire et les outrances de l'extrême-droite. Et, sous l'effet grossissant de la caricature et celui rassurant de la distance temporelle, Blutch nous montre l'artiste et l'homme. L'artiste, dit-il, c'est un peu lui. Blotch, Blutch, à une lettre près, à un phonème si proche, se ressemblent probablement dans leur tendance à croire en leur travail. Sans doute l'un est plus humble que l'autre, mais tout de même : chacun - Blutch, bien-sûr, mais nous aussi, pauvres lecteurs - croit à l'authenticité de ce qu'il fait, peut-être même à sa grande valeur. Ne faut-il pas cela, d'ailleurs, pour survivre dans nos mondes, ceux du passé, le nôtre, contemporain, pour ne pas nous laisser submerger ? Cela n'empêche pas d'avoir d'autres - plus hautes ? - aspirations, telles celles de Blotch, qui veut écrire un roman, puis tâche finalement de revenir à ses amours. Sa lâcheté, son obséquiosité, sa flagornerie, sa goujaterie, n'est-elle pas aussi la nôtre, de temps en temps ? Bien-sûr, dans des proportions que l'on espère nettement moins importantes, mais, probablement, elles sont là, distillées par touches, dans nos quotidiens. Chacun, selon une assurance variable, croit probablement détenir quelque talent, quelque valeur ; Blotch a seulement le tort de le clamer, et de s'en montrer invariablement indigne.
Enfin,
Blotch, oeuvres complètes montre enfin un environnement, celui des rédactions - celle de
Fluide Glacial, ici - dans lesquelles Blotch est comme un poisson dans l'eau. Odieux avec sa femme ou avec ceux qu'il croise dans les cafés et autres lieux de rencontre, Blotch n'est jamais qu'un dessinateur comme un autre dans sa rédaction. Imbus d'eux-mêmes, les dessinateurs crachent dans le même sens, c'est-à-dire dans le dos de celui qui a le tort de ne pas être avec eux. de risibles rivalités jaillissent, comme celle de Blotch avec Jean Bonnot, alors que les deux hommes ne se devraient rien envier l'un à l'autre. Sous l'oeil auguste du rédacteur en chef, sous l'oeil encore plus impérial du propriétaire, les réputations se font et les dos se courbent. Petit monde, au sens moral du terme, la rédaction journalistique est un entre-soi puéril et sans pitié. Celui qui trahit - la trahison, c'est le dessin refusé qui passe au journal concurrent - devient l'ennemi, persona non grata, de manière définitive. Les égos finissent cependant par s'écraser devant l'argent roi du propriétaire, et il n'est pas un Blotch, ou un autre, assez courageux pour refuser de faire ce que, d'évidence, il sait uniquement faire : dessiner pour railler et, in fine, pour vendre. Cruel avec son personnage, cruel avec les personnages de rédaction journalistique, Blutch se montre ainsi doublement féroce envers lui-même, et par conséquent délicieux.