Ce 3 novembre 1963 marque le dernier moment d'innocence de Pauline et de Clémence. Avec lui, s'envolent l'enfance, l'insouciance, la confiance et le sentiment d'appartenance. Car sur cette route bordée d'hibiscus, les deux soeurs disparaissent, happées par la voiture rouge qui vole les enfants. La peur s'empare des deux petites qui, blotties l'une contre l'autre, voient le paysage défiler. Elles savent qu'on ne revoit jamais les enfants emmenés par la loto rouz. Arrivées au foyer Marie-Poittevin, elles partagent le quotidien de dizaines d'autres enfants jusqu'au jour du grand départ.
" - C'est une grande nouvelle les enfants, vous avez de la chance. Vous allez partir en vacances en France ! […] Vous verrez la Tour Eiffel, vous vous rendez compte ?"
Cette histoire, c'est celle de milliers d'enfants, deux mille à minima… Entre 1963 et 1982, le Ministre d'Etat et député de la Réunion,
Michel Debré, s'inspire du dispositif existant, le Bumidom - Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer qui organise l'émigration volontaire d'adultes de l'île - pour déplacer en masse des enfants réunionnais vers la Métropole. Craignant que la démographie galopante menace l'équilibre précaire de l'île et désirant pallier la désertification de certains départements métropolitains, des milliers d'enfants sont déracinés, arrachés à leur famille, volés à leur terre natale. Dans
L'île aux enfants, Pauline et Clémence en sont les porte-voix.
Ariane Bois campe ses personnages avec un réalisme incroyable. Rien n'est laissé au hasard et le lecteur, médusé, assiste à la séparation forcée de ces êtres unis par un amour indéfectible.
"Les yeux brillants, Pauline poursuit sa vigie muette, épuisée, mais incapable de dormir. Elle repense au visage de sa mère, allongée sur son lit comme parfois, le teint terreux. L'amour qu'elle ressent alors lui fait mal. Elle l'appelle silencieusement, mais personne ne vient. L'absence est clouée dans son coeur."
Les fonctionnaires chargés de la sélection des enfants ne procédaient pas par hasard. Ils cherchaient, avant tout, des familles pauvres, analphabètes, où pouvaient régner l'alcoolisme, la violence, la maladie. Dès lors, leur logique était implacable.
"A partir de 1963, les services sociaux ont écumé les campagnes à la recherche de gosses pauvres. Certains étaient des z'enfants jetés, abandonnés ou des orphelins. D'autres vivaient avec une grand-mère, une tante, une voisine, c'était courant par ici. […] Des assistantes sociales repéraient les petits, prenaient prétexte d'un manquement à l'éducation, souvent affaire d'hygiène ou d'encadrement et emmenaient les gosses. Au besoin en falsifiant les papiers."
Pour d'autres cependant, c'était dans l'amour familial qu'ils s'épanouissaient. Mais, vivant dans une précarité jugée trop grande, il fallait convaincre les parents, au besoin les disqualifier, se jouer de leur naïveté en leur faisant croire que les enfants rentreraient pour les vacances, qu'ils allaient entreprendre de grandes études et qu'ils seraient choyés en métropole. le piège se refermait et sitôt la "signature" apposée, les enfants partaient, sans même pouvoir dire adieu à leurs parents. Personne n'avait jugé bon de les prévenir de leur départ imminent, renforçant ainsi le sentiment d'abandon et de vulnérabilité.
Comme Pauline, une majorité de ces enfants a été placée en Creuse. Beaucoup, souvent de jeunes garçons, sont exploités dans les fermes, travaillant tous les jours dans le froid, vêtus de guenilles et dormant dans les étables ou les remises à outils. D'autres connaîtront des abus en tout genre au sein même de leur famille d'accueil. D'autres encore, plus chanceux, se verront attribuer une famille adoptive aimante. Mais pour tous, commencera le long processus de l'abdication, de l'oubli pour ne plus souffrir...
"Qui est-elle? Elle a laissé son identité près de la rivière, sur la route bordée de flamboyants. Elle a oublié les siens, sa langue, son pays, l'ordre du monde d'avant. Si vulnérable, elle a été comme endormie après ce long voyage qui l'a menée jusqu'à ce couple, jusqu'à la Creuse. Elle quitte la vallée de son enfance, tout ce qu'elle a connu, aimé."
Toute leur vie durant, ces "déracinés" vivront avec le sentiment enfoui d'avoir été abandonnés, d'avoir perdu des pans entiers de leur vie, de leurs souvenirs. Il faudra attendre le 18 février 2014 pour que l'Etat français reconnaisse solennellement qu'il "a manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles". Un balbutiement de Mea Culpa envers ces enfants, désormais devenus grands.
Et comme le disait
Aimé Césaire, "Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir."
Un livre fort, poignant, bien écrit, qui dénonce tout en pudeur et ose enfin lever le voile sur ce scandale d'Etat qu'ont été ces "Enfants de la Creuse". Une véritable gifle, ô combien nécessaire.
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