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Critique de Dandine


Il etait temps que je fasse honneur a mon avatar. J'ai choisi un petit pave bien en chair, de ceux qu'on aime tenir a deux mains. Un gros livre, quoi! Mais quel livre! Il est compose de trois parties, distinctes. La premiere, le journal d'un jeune mexicain, Juan Garcia Madero, gravitant autour d'une bande de poetes, qui s'auto-proclament “real-visceralistes", reprenant le nom porte par un mouvement litteraire d'avant-garde une ou deux generations avant eux. La troisieme continue avec ce journal, et raconte son periple, avec les deux leaders du mouvement, Ulises Lima et Arturo Belano, de Mexico City jusqu'au desert du Sonora, pour trouver une ancienne poetesse qui leur est devenue mythique, Cesarea Tinajero, et en meme temps pour aider une petite putain a fuir son maquereau. le road-trip insense de poetes-bouffons, dangereux, pathetique. “…mais ne vous en faites pas, le poète ne meurt pas, il s'enfonce, mais il ne meurt pas." La deuxieme partie est une violente interruption de cette, relativement classique, trame. C'est la plus longue partie, et elle repudie tout modele traditionnel de roman, ignorant la necessite de protagonistes, de heros, et meme de narrateur. C'est une suite de temoignages, de monologues de differentes personnes, qui racontent des souvenirs, des rencontres, fortuites ou plus regulieres, avec Ulises Lima et surtout Arturo Belano, depuis 1976 (date de leur depart pour le Sonora) jusqu'en 1996. Des rencontres sur tous les continents, au Mexique, a Barcelone, a Paris, en Autriche, en Israel, en Angola et au Rwanda. Des monologues de gens de differentes nationalites, de differents metiers, qui en fait se racontent, eux-memes, ce qui donne une multitude d'histoires, comme une suite de nouvelles dont le fil qui les coud est le rapport aux deux poetes.

Parmi tous ces temoins monologuant (en revenant au texte j'en ai compte 54, mais je me suis peut-etre trompe), un, qui revient souvent, donne une clef pour la troisieme partie. C'est un ecrivain public qui garde la memoire de la poetesse mythifiee, et possede un fascicule avec son seul et unique poeme publie: Sion. Un poeme visuel, sans mots. Trois lignes, une droite, une ondulee, une brisee. Et un tout petit rectangle sur chacune d'elles. “C'etait tout ce qui restait de Cesarea, j'ai pense, un bateau sur une mer calme, un bateau sur une mer agitee, un bateau dans la tempete”.

De toute cette deuxieme partie, le narrateur des deux autres grands chapitres, Garcia Madero, est absent. On y suit, on y devine, le devenir chaotique des deux tetes du “realisme visceral", Lima et Belano, mais on ne dit rien sur lui. Personne ne s'en rappelle. Il n'est pas important. Et pourtant le livre se termine quand il reste seul dans le desert avec la petite putain sauvee et qu'il lui pose des devinettes. Des devinettes graphiques. Des petits carres avec de petits details qui les differencient. Des devinettes ou des poemes graphiques? C'est peut-etre lui le plus poete de tous, le vrai, le seul continuateur de Cesarea Tinajero?


Enormement de themes sont developpes dans cette oeuvre. L'initiation a la poesie, entendue comme une recherche de sens, d'ideal, recherche qui peut s'averer dangereuse, nocive. Une recherche qui, du passage de l'adolescence a l'age adulte, menera les uns a la frustration et au vide, d'autres a l'autodestruction. Un autre theme central en est la memoire. Toute la deuxieme partie est a mon avis un enorme classeur d'archive, touffu et desordonne, documentant et maintenant la memoire de trois poetes, Lima, Belano, et la mythique Tinajero. Ce theme de memoire est d'autant plus fort qu'il est clair que Belano n'est autre que l'auteur, Bolano. Lima n'est autre que Mario Papasquiaro, avec qui Bolano s'etait lie (en 1975) au Mexique pour former le mouvement poetique des “infrarealistes", mouvement qui n'a pratiquement rien donne et il est heureux qu'au moins Bolano soit passe a la prose. Et autour et alentour de ces deux personnages camoufles et romances apparaissent enormement de poetes et d'auteurs reels. Beaucoup d'entre eux deja oublies, a qui l'auteur redonne une vie romancee, qu'il rappelle ainsi a notre memoire.


C'est un de ces livres ou je me perds et lentement, lentement, me retrouve. Qui m'embrasent. Il y a des livres comme ca. Qui me font sentir, tout en suscitant enormement de reminiscences, qu'ils sont differents. Que j'ai sous les yeux quelque chose de neuf, et en meme temps vieux comme le monde. Ils ne ressemblent a aucun autre mais ils en rappellent beaucoup. Justement ceux qui m'ont frappe par leur etrangete. Qui m'ont souleve, m'ont fait leviter au dessus de leurs pages. Qui m'ont marque, ont ete les grands jalons de ce que je designerais (avec un peu de grandiloquence, ca fait bien) ma culture livresque (il faut que je redescende sur terre, vite). Il y a des livres comme ca. Qui ouvrent une nouvelle breche ou s'engouffrera bientot toute une generation. Qui seront taxes de fou, de genial, de maudit. Eleves aux nues par les uns, excommunies par les autres. Des livres revolutionnaires. Et ce livre est une revolution. “Et alors je lui disais : comment peux-tu dire que tu es marxiste, Jacinto, comment peux-tu dire que tu es poete si ensuite tu fais de telles declarations, tu penses faire la revolution à coups de proverbes ? Et Jacinto me répondait que franchement il ne pensait plus faire la revolution d'une maniere ou d'une autre, mais que si une nuit ça le prenait, eh bien ce ne serait pas une mauvaise idee, avec des proverbes et avec des boleros.”


Avec ce livre nait une nouvelle generation de latino-americains. Parce que le realisme magique y est oublie, fini, relegue aux sieges du fond, tout comme les folklorismes particuliers. Parce qu'il revient a Borges, a Joyce, a Musil, qu'il mentionne souvent; a Lowry, dont une citation ouvre le livre. Il renie les peres et revient aux grands-peres.
Chaque generation se revolte contre la precedente? Non. Affirmation exageree. Chaque generation, pour s'affirmer, doit mettre en question les valeurs de la precedente? Question. A verifier. Et si on pose la question a l'envers, qu'en est-il de la transmission? Mais je m'eparpille, je m'effiloche, je me perds. Revenons a nos moutons. Bolano fustige, renie la generation d'auteurs qui l'ont precede, mais en un meme temps, d'un meme souffle, travaille a la sauvegarde de leur memoire. Ce livre est novateur a tous points de vue, mais c'est aussi le livre d'un continuateur, d'un fidele heritier. Un grand livre. A lui tout seul, il aurait pu etre l'oeuvre d'une vie. Mais heureusement Bolano etait un forcat de l'ecriture. 2666 m'attend.
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