Citations sur Fictions (190)
Le miracle secret
Un bibliothécaire aux lunettes noires lui demanda : « Que cherchez-vous ? » Hladik répliqua : «Je cherche Dieu. » Le bibliothécaire lui dit : «Dieu est dans l'une des lettres de l'une des pages de l'un des quatre cent mille tomes du Clementinum. Mes parents et les parents de mes parents ont cherché cette lettre ; je suis devenu aveugle à force de la chercher. »
Cette année-là, mon père m'avait emmené passer l'été à Fray Bentos. Je revenais de l'estancia de San Francisco avec mon cousin Bernardo Haedo. Nous rentrions en chantant, à cheval; et cette promenade n'était pas la seule raison de mon bonheur. Après une journée étouffante, des nuages énormes couleur d'ardoise avaient caché le ciel. Le vent du sud excitait l'orage; déjà les arbres s'affolaient; je craignais (j'espérais) que l'eau élémentaire nous surprît en rase campagne. Nous fîmes une sorte de course avec l'orage. Nous entrâmes dans une rue qui s'enfonçait entre deux très hauts trottoirs en brique. Le temps s'était obscurci brusquement; j'entendis des pas rapides et presque secrets au-dessus de ma tête; je levai les yeux et vis un jeune garçon qui courait sur le trottoir étroit et défoncé comme sur un mur étroit et défoncé. Je me rappelle son pantalon bouffant, ses espadrilles; je me rappelle sa cigarette dans un visage dur, pointant vers le gros nuage déjà illimité. Bernard lui cria imprévisiblement : Quelle heure est-il Irénée ? Sans consulter le ciel, sans s’arrêter, l’autre répondit : Dans quatre minutes, il sera huit heures, monsieur Bernado Juan Francisco. Sa voix était aiguë, moqueuse.
Il y a un indéchiffrable assassinat dans les pages initiales, une lente discussion dans celles du milieu, une solution dans les dernières. Une fois l'énigme éclaircie, il y a un long paragraphe rétrospectif qui contient cette phrase : Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d'échecs avait été fortuite. Cette phrase laisse entendre que la solution est erronée. Le lecteur, inquiet, revoit les chapitres pertinents et découvre une autre solution, la véritable. Le lecteur de ce livre singulier est plus perspicace que le détective.
Il y a cinq cent ans, le chef d'un hexagone supérieur mit la main sur un livre aussi confus que les autres, mais qui avait presque deux pages de lignes homogènes, vraisemblablement lisibles. Il montra sa trouvaille à un déchiffreur ambulant, qui lui dit qu'elles étaient rédigées en portugais ; d'autres prétendirent que c'était du yiddish. Il fallut moins d'un siècle pour établir l'idiome exact : il s'agissait d'un dialecte lituanien du guarani, avec des inflexions d'arabe classique. On déchiffra également le contenu : c'était des notions d'analyse combinatoire, illustrées par des exemples de variables à répétition constante. Exemples qui permirent à un bibliothèque de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque.
Dahlmann avait acquis ce soir-là un exemplaire incomplet des Mille et Une Nuits de Weil. Impatient d’examiner sa trouvaille, il n’attendit pas que l’ascenseur descende et monta avec précipitation les escaliers. Quelque chose dans l’obscurité lui effleura le front. Une chauve-souris ? Un oiseau ? Sur le visage de la femme qui lui ouvrit la porte, il vit se peindre l’horreur et la main qu’il passa sur son front devint rouge de sang. L’arête d’un volet récemment peint, que quelqu’un avait oublié de fermer, lui avait fait cette blessure. Dahlmann réussit à dormir. Mais, à l’aube, il était réveillé et dès lors, la saveur de toutes choses lui devint atroce. La fièvre le ravagea et les illustrations des Mille et Une Nuits servirent à illustrer ses cauchemars.
(Le Sud)
Penser, analyser, inventer (m'écrivit-il aussi) ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l'intelligence. Glorifier l'accomplissement occasionnel de cette fonction, thésauriser des pensées anciennes appartenant à autrui, se rappeler avec une stupeur incrédule que le doctor universalis a pensé, c'est confesser notre langueur ou notre barbarie. Tout homme doit être capable de toutes les idées et je suppose qu'il le sera dans le futur.
[Pierre Ménard, auteur du "Quichotte" ]
Le sud
Aveugle pour les fautes, le destin peut-être implacable pour les moindres distractions. Dahlmann avait acquis ce soir-là un exemplaire incomplet des Mille et Une Nuits de Weil. Impatient d'eaminer sa trouvaille, il n'attendit pas que l'ascenseur descende et monta avec précipitation les escaliers. Quelque chose dans l'obscurité lui effleura le front. Une chauve-souris ? Un oiseau ? Sur le visage de la femme qui lui ouvrit la porte. Il vit se peindre l'horreur et la main qu'il passa sur son front devint rouge de sang.
Du fond lointain du couloir le miroir nous guettait. Nous découvrîmes (à une heure avancée de la nuit cette découverte est inévitable) que les miroirs ont quelque chose de monstrueux. Bioy Casarès se rappela alors qu'un des hérésiarques d'Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu'ils multipliaient le nombre des hommes. Je lui demandai l'origine de cette mémorable maxime et il me répondit que The Anglo-American Cyclopoedia la consignait dans son article sur Uqbar. La villa (que nous avions louée meublée) possédait un exemplaire de cet ouvrage.
Il n'avait pour tout document que sa mémoire ; son habitude d'apprendre chaque hexamètre ajouté lui avait imposé une heureuse rigueur que ne soupçonnent pas ceux qui aventurent et oublient des paragraphes intérimaires et vagues. Il ne travailla pas pour la postérité ni même pour Dieu, dont il connaissait peu les préférences littéraires.
La Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible.