Elle a poussé la machine dépoussiérée devant une fenêtre, et chaque fois qu’elle lève la tête, c’est une bulle de bien-être incroyable, inconcevable à un pareil moment, d’être là, entourée de bouts de tissu multicolores, ceux qu’elle avait oubliés, ceux qu’elle a sortis d’un fond de placard, et qui lui rappellent de lointains vêtements d'enfants aujourd'hui grandis, et même ses robes ou celles de ses sœurs.
Fini de courir, fini de remettre au lendemain, fini de bourrer ses journées: il n’y a plus rien d’autre à faire que d'attendre, et vivre, au jour le jour. Et... ressortir la vieille machine à coudre, les fonds d'étoffes, et coudre les masques dont tout le monde a besoin. Elle se dit que là, au moins, elle sert à quelque chose, elle évacue la culpabilité d’être immobile chez elle quand d’autres courent comme des fous et s'épuisent à se battre.
Il fonce, le plus vite possible, jusqu’à ce bout de cercle qu’ils ont tracé sur le plan, Juliette et lui, et il en sort, il dépasse la limite, juste un peu, un tout petit peu, jusqu'à ce passage discret entre des jardins, où il ne risque pas d'y avoir un contrôle, et où Juliette, sortie elle aussi de son cercle à elle, l’attend déjà.
Juliette! C’est la lumière du jour, après les travaux familiaux, la lecture, le travail scolaire sur internet, les murs de l’appartement, les activités qu'on invente, Juliette... le rendez-vous presque secret, une lumière dans le soleil et le bruissement des jardins! Les vélos contre le grillage, ils se regardent, se jettent dans les bras l’un de l’autre au mépris des interdictions, se regardent, s'embrassent sous le regard attendri d’un voisin, parlent, rient, rêvent, racontent, - cinquante minutes seulement -
Victor fait la queue pour entrer à la supérette, passe d’une rayure à l’autre, d’une case à l’autre. Pion d'échecs. Pas de fou qui te bouscule, pas d’intrépide aux allures de cavalier pour te dépasser, et la paisible et volumineuse tour, derrière lui, se déplace poussivement sans chercher perfidement à lui prendre la place.
Dix minutes, douze minutes, de méditation silencieuse, à dérouler les recettes et les succulences à venir. Il y a peu, il aurait détesté, rongé son frein, aboyé peut-être, pressé même avec indécence la reine qui le précède. Aujourd'hui, il ne s’en rend même pas compte. Son seul énervement, insidieux, porte sur ce qu’on va trouver, ou plutôt ne pas trouver sur les rayons troués de vides, qui lui rappellent ce voyage à l’Est, quand il était enfant.
Le ciel n'a jamais été si pur que maintenant, au-dessus de la ville où tout s’est arrêté. Dans le bleu, pas un nuage, pas une fumée, pas une ligne blanche tracée par un avion! Un bleu fort, immense, que Chloé n’a jamais vu si beau, sûrement nettoyé des exhalaisons ordinaires des activités humaines.
Chloé contemple, Chloé s’emplit les yeux et la mémoire de ce ciel, de ce bleu qu'elle n’a jamais vu tel, ce bleu de plénitude au-dessus d’une ville immobile et silencieuse. Chloé cherche comment le composer, le recomposer, en donner la force, le rendre aux yeux.
Dans son bout de terre au milieu de la ville silencieuse, une incroyable allégresse le saisit. Il va falloir trouver des plants, des graines - où?
Un bruit de moteur, quand même: un hélicoptère. Bien sûr, il monte à l’hôpital. Félix pense à Urbain, qui vient d’y mourir. Il aurait aimé ce potager enterré au milieu du quartier.
Félix va se laver les mains, s'installer devant son ordinateur, et lancer des appels et chercher des contacts pour trouver des graines, des plants, puisque les jardineries sont à des kilomètres, et de toute façon, fermées.