On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels.
A force d'avoir été rechargée, ma théière débordait d'une pâtée de brins noirs et mousseux. Le thé qui est la grande affaire de mon île est aussi la meilleure arme qu'elle nous fournit contre ses propres maléfices. Le thé aiguise à mesure ce que la torpeur et la langueur émoussent. Sa claire amertume suggère toujours un pas de plus vers la transparence, et que notre esprit est encore emmailloté de chiffons comme les pieds des gueux d'autrefois.
On ne voyage pas sans connaître ces instants où ce dont on s'était fait fort se défile et vous trahit comme dans un cauchemar. Derrière ce dénuement terrifiant, au-delà de ce point zéro de l'existence et du bout de la route il doit encore y avoir quelque chose.
Une île est comme un doigt posé sur une bouche invisible et l'on sait depuis Ulysse que le temps n'y passe pas comme ailleurs.
De tous les négoces, celui des idéologies - qui ignore le client - est le plus dommageable, et pour tout le monde, car on s'abaisse soi-même lorsqu'on force les autres à vous imiter.
Le désespoir, c’est tout de même mieux que rien du tout, c’est palpable et tenace, plus que la joie qui ne dure jamais plus qu’on en peut supporter.
Je voyage pour apprendre et personne ne m’avait appris ce que je découvre ici.
Dans la géographie comme dans la vie il peut arriver au rôdeur imprudent de tomber dans une zone de silence, dans un de ces calmes plats où les voiles qui pendent condamnent un équipage entier à la démence ou au scorbut. Il est plus rare que l'on prenne la peine de l'en avertir.
La décence est certes une chose belle mais, on aura beau dire : quand les travaux de l'amour manquent à ce point à l'existence et pour d'aussi mauvais motifs, un équilibre s'est perdu, un appétit essentiel fait défaut et les animaux que nous sommes n'ont plus si envie d'avancer. Voyez les ânes qui triment si dur et bandent tout le temps.
Que par 5 degrés de latitude Nord, 77,5 de longitude Est, et 37° à l'ombre, une boutique qui n'offre que des beignets au curry plus légers que du vent juge encore utile de rappeler qu'elle est « orientale » mérite réflexion. À Tours, à Brême, à Brescia imagine-t-on une « Cordonnerie occidentale » ou une enseigne « Aux confitures de l'Occident » ? Non, n'est-ce pas : cela paraîtrait bizarre, voire un rien défaitiste. Moins sans doute si Attila, Tamerlan ou Soliman avaient réussi dans leurs entreprises et conquis l'Europe. Le contraire s'étant produit nous avons imposé nos mœurs, nos mesures, nos méridiens, nos Dieux, manipulé les marchés, annexé à notre seul profit la géographie. Le Christ et la canonnière, l'alcool et le goupillon. Pendant quelques siècles, l'Occident chrétien a été le centre, et la planète la banlieue de l'Europe. On ne désigne pas le centre, on définit par rapport à lui les différents points de la périphérie.