Le « deus ex machina » est, au théâtre comme dans le roman, une solution de facilité, expéditive autant qu'artificielle, destinée à précipiter les choses pour dénouer l'imbroglio et sacrifier au goût ou aux attentes supposés du public. Mais il y a pire que le deus ex machina, c'est le « diabolus ex natura » : le Diable, tout à coup surgi de sa boîte ou tombé des nues… Jaillissant de la cage aux instincts (fauves et sournois, ça va de soi), déboulant dans le fracas de l'orage et le chaos des éléments (terribles et éperdus, comme de bien entendu) ou (pourquoi pas, tant qu'on y est ?) pointant son nez camard depuis « des mondes parallèles », comme dans "
Glaise", le roman de
Franck Bouysse.
L'instant d'avant, on était installé dans une chronique paysanne avançant au pas lent ou lourd de la mule et des boeufs, au rythme de l'évolution des saisons et des liens entre générations, en prenant le temps de détailler les changements d'humeur et de visage de la nature autour de soi, de laisser se désengourdir, venir au jour et prendre forme les sentiments ou émotions les plus neufs et les plus universels, les pensées les plus simples et profondes, de s'attacher à des personnages entiers et complexes qui ne se livrent qu'à tout petits coups, bourrus et chiches. Car il faut dire que
Franck Bouysse excelle à décrire, d'une plume aussi lyrique que vigoureuse, les parures changeantes du ciel, de la montagne ou des champs, à ethnographier comme pas un les travaux et la vie à la ferme, à brosser, en traits aussi bruts, économes et sagaces que leur être-au-monde, ces terriens qu'il aime et connaît bien, ou encore à coller sur la psychologie des personnages les mots qui manquent à ces taiseux et qui semblent pourtant les leurs tant ils leur correspondent. Les chapitres de présentation de "
Grossir le ciel" sont à ce point de vue absolument remarquables : un condensé de toutes les qualités d'écriture et de sensibilité de l'auteur et un petit chef d'oeuvre de littérature. Ainsi porté par le souffle généreux et la langue haute en couleurs de
Franck Bouysse, on suit et on vit avec intensité ce drame humain dont tous les fils se resserrent inexorablement sous la tension des passions et la logique interne des destins à laquelle le hasard vient seulement donner quelques coups de pouce.
Et puis voilà qu'à quelques encablures de la fin tout se précipite, le Diable s'en mêle, tout s'emballe et tout dérape, les fils de ce petit monde humain touchent ceux des puissances infernales et ténébreuses, et c'est la déflagration, l'embrasement général, l'apocalypse… Dans "
Glaise", le Méchant a vu soudain le diable et, d'horreur, il bascule à la renverse par une trappe, s'écrase quatre mètres plus bas, auprès de sa femme qui de son côté vient d'accoucher seule, dans l'étable, d'un bébé fantôme, lui tétraplégique à vie, elle définitivement folle, l'enfer à demeure. Quant au héros, sorti halluciné de tout cela, il se voit foudroyé sur le champ, comme l'avait été son père avant lui, et si l'éclair ne le tue pas (on apprend incidemment qu'il mourra peu après sur le front), il lui arrache pourtant d'un coup et son âme et son amante, foudroyée à ses côtés. Dans "
Grossir le ciel", le diable (qui, nous dit-on, « habite au paradis ») se dissimule, à la faveur d'un quiproquo, sous les traits d'un fils monstrueux surgi inopinément et déclenche là aussi catastrophes, révélations et rebondissements en cascade : du meurtre d'un chien à un parricide, puis un fratricide, avant que le héros-assassin-malgré-lui, emporté dans cet enchaînement diabolique, ne disperse ses bêtes et sa vie, se jette dans les pattes de ses tueurs (les « suceurs de bible », qui sont en fait les sbires du grand satan) et aille à son tour, avec tous ces défunts de fraîche date, «
grossir le ciel »… Trop c'est trop. Trop de rebondissements gratuits, trop d'invraisemblance, trop de violence complaisamment étalée, trop d'aléas rompant le fil de la nécessité…
Pourquoi cet excès et cette surenchère ? On sait que le deus ex machina a été inventé comme une concession de l'auteur au goût ou à la morale du public quand le premier ne se résout pas à rendre les armes au second sans un clin d'oeil à la cantonade. Pour ne pas succomber au marché de dupes… Y aurait-il quelque chose de cet ordre dans la « diabolisation » façon
Franck Bouysse ? Des romans profondément humanistes, lyriques sans mièvrerie, réflexifs sans cuistrerie, badigeonnés en (faux) polars, en (faux) thrillers ? Ce qui apparaît comme une faiblesse du roman, comme une facilité de l'auteur serait alors imputable à la nécessité de prendre le lecteur par son point faible, de sacrifier au goût du jour ou à la mode ? Il semble bien, en effet, y avoir une tendance en ce sens dans les fictions actuelles, littéraires, cinématographiques ou télévisuelles. Comme si notre sensibilité engourdie, notre intelligence endormie ou notre volonté blasée avaient besoin d'un traitement de choc pour s'ouvrir un tant soit peu… Mais, à supposer même qu'il en soit ainsi, faut-il toujours et nécessairement traiter le mal par le mal (au risque d'y faire allégeance et de pactiser avec lui), et, d'autre part, la parodie marque-t-elle une distance suffisante quand la sagesse conseille de toujours venir à la table du diable muni d'une « longue cuillère » ?