Un jour il sera grand, et elle sera seule. Un jour il la débordera de son grand corps, elle ne pourra plus le protéger de ses deux bras. Ses petites mains à la peau tendre ne se glisseront plus contre sa paume, il s'éloignera. Il aimera, souffrira sans elle.
Qu'est-ce que cela le faisait chier, Noël en famille. Maintenant qu'il ne sera plus obligé, il se demande si ça va lui manquer.
Et les amours terribles, de celles qui donnent du sens aux pulsations, pour qui on pense pouvoir mourir, ou qui nous ont tué en partant. C'est des conneries, on n'en meurt pas.
Noé se détend. Il s’en fout de ce que racontent les adultes, du moment que sa mère n’est ni triste ni en colère, et surtout pas à cause de lui. Il s’approche d’elle, tire sur son bras pour lui parler à l’oreille, colle ses deux mains autour de sa bouche et chuchote contre son oreille :
– Je t’aime.
Jusqu’à vingt ans, même si elle n’en parle pas, Vanda vivait en Bretagne. Elle a connu le ciel changeant, le gris sublime des orages, des argentés en lisière, nuages liquides, toutes les nuances d’avant ou après la pluie. Et les chemins détrempés, la boule molle et collante, parce qu’elle vivait dans un village des terres, pas sur la côte. Le bleu d’ici la rassure, inaltéré et plein. Il éloigne le doute, empêche les destructions. En fait, ce bleu-là repousse la fin du monde.
De l’enfance, Vanda garde un tas de souvenirs qu’elle ne raconte à personne. Elle est de ces gens dont on dirait qu’ils sont nés adultes, ici et maintenant, même immatures.
Aux puces, elle sert fort la main de Noé. Ne surtout pas le perdre dans cette marée de corps, ce quart monde à ciel ouvert où le moindre tee-shirt, même sale et déchiré, se revend et s'expose sur le trottoir. Elle se dit parfois que la révolution commencera par ici, mais peut-être qu'à un certain stade de pauvreté c'est plié pour la colère, on passe en mode survie.
Elle est de ces gens dont on dirait qu'ils sont nés adultes.
ce bar, c'est une fausse famille à force, des gens avec qui rire sans en avoir vraiment envie. des ivrognes qui deviennent plus familiers que les cousins avec qui on faisait les marioles ou ses propres gosses.
Noé émerge du cabanon avec une poignée de dinosaures. Sans regarder personne, il les installe face à la mer, pattes plantées dans le sable, appelle sa mère pour qu’elle vienne voir, lui explique les conflits entre espèces et chuchote le nom de certains d’entre eux. Elle adore ça, mais elle n’écoute rien. Tout ce qui l’intéresse, c’est le petit visage concentré de Noé, son monde.