Figure majeure de la littérature moderne,
Octavia E. Butler reste malheureusement relativement peu connue dans l'Hexagone. Grâce à la réédition poche de l'éditeur
Au Diable Vauvert de son cycle le plus célèbre, la série des Paraboles, l'occasion semble trop belle pour ne pas se pencher sur l'oeuvre et la plume de cette grande écrivaine.
Publié en 1993,
La Parabole du semeur forme un diptyque avec sa suite —
La Parabole des talents — parue 5 ans plus tard. Incapable de poursuivre la série, Octavia abandonne purement et simplement les quatre autres opus initialement prévus. Ce qui n'empêche pourtant pas
La Parabole des Talents de récolter une pelletée de prix dont le fameux prix Nebula en 1999.
Mais revenons d'abord à
La Parabole des Talents, premier volet aussi visionnaire que passionnant qui nous emmène dans le futur…en 2024 !
Journal de Nuit
Nous sommes aux États-Unis d'Amérique ou, du moins, ce qu'il en reste. Laissés exsangues par un président incapable et désormais entre les mains d'un autre président tout aussi incapable et déterminé de surcroît à appliquer une politique populiste et régressive, les USA semblent mourir à petit feu.
Lauren Olamina, une adolescente noire de 15 ans, habite à Robledo, une petite ville près de Los Angeles. Son père et sa belle-mère ainsi que ses frères survivent à l'abri des murs de leur quartier tandis qu'à l'extérieur la situation se dégrade de jour en jour. La pauvreté galopante se noie dans une violence décomplexée alors que les institutions fédérales comme les pompiers ou la police tombent en ruines. Dans leur communauté, Lauren et les siens pensent pouvoir vivre en paix tant que tout le monde s'entraide et se soutient mutuellement. Mais la réalité va très vite les rattraper…
Lauren, de son côté, est convaincue que la catastrophe est inévitable, qu'il faut s'y préparer et savoir y répondre. de façon violente si nécessaire. Mais son père, un pasteur baptiste (qui renvoie évidemment à l'éducation baptiste d'
Octavia E. Butler elle-même), ne voit pas les choses du même oeil, ni sa belle-mère Cori. Seul son grand-frère semble conscient de la triste réalité du dehors, une réalité qui finira d'ailleurs par l'engloutir corps et âme.
Lauren a surtout un autre problème : elle est hyperempathe, c'est-à-dire qu'elle ressent physiquement la douleur des autres. Pire, elle saigne lorsqu'une autre personne à proximité saigne. Peut-être poussée par ce don qui a tout d'une malédiction, Lauren se met à tenir un journal intime et à écrire un livre saint rien qu'à elle pour accoucher d'une nouvelle religion, celle de la Semence de la Terre. Un système de croyances qui repose avant tout sur le Changement et sur la capacité de l'homme à chercher au-delà du présent pour envisager l'avenir et les étoiles. Mais que peuvent les vers de la jeune Lauren quand le monde se consume dans les flammes de la violence et de la terreur ?
Les similitudes initiales entre
La Parabole du Semeur et
Journal de Nuit, chef d'oeuvre intemporel de
Jack Womack sorti la même année, sont troublantes. Deux adolescentes, deux journaux intimes, deux visions des États-Unis à bout de souffle, deux passages à l'âge adulte confrontés à un monde extérieur impitoyable et deux récits émouvants en diable.
Pourtant, les objectifs d'
Octavia E. Butler ne sont sensiblement pas les mêmes que ceux de
Jack Womack qui s'intéresse beaucoup plus à la perte de l'innocence et à la découverte d'une sexualité complexe en temps de guerre civile.
La Parabole du Semeur n'a pas la même envie, surtout que notre narratrice, Lauren, n'est pas une innocente, elle a déjà bien compris le fonctionnement et la cruauté du monde qui l'entoure.
Le livre d'
Octavia E. Butler explore un futur terrifiant pour nous parler de féminisme, de la condition noire et de la foi. Mieux, Octavia, derrière cette façade horrifiante, aspire à l'utopie.
Un monde qui brûle
Mais avant d'y parvenir, et durant la moitié de l'ouvrage,
Octavia E. Butler nous fait pénétrer dans cette petite communauté à peine isolée de l'horreur extérieure par un mur bien frêle. Dans sa description minutieuse de l'existence de la famille Olamina, l'américaine laisse régulièrement suinter la violence extrême et la pauvreté qui règnent dans le reste de Robledo. Cannibalisme, viol, meurtre, torture… les hommes régressent à l'état de bêtes devant l'effondrement de leur système et les propositions alternatives semblent autant de pièges pour les gens désespérés. Comme dans cette ville rachetée par une compagnie industrielle et dont les habitants sont destinés à devenir des esclaves en échange de leur sécurité. Octavia reste tout du long très pessimiste sur les possibilités des États-Unis à se relever une fois le coup de grâce porté. Les autorités, et notamment la police, apparaissent comme aussi peu rassurantes que les bandes et les drogués à la pyro, cette drogue qui force son consommateur à tout brûler pour jouir au maximum de ses effets narcotiques. Bouffée par la violence, l'Amérique retourne à ses origines, lorsque celui qui avait le flingue faisait la loi et où les autres creusent selon le bon vouloir du porteur dudit flingue. Étonnamment, l'américaine nous propose une héroïne jeune mais lucide, capable de comprendre que la survie des siens passe par la mort de ceux qui les menacent et que l'utopie qu'elle recherche ardemment ne pourra se passer d'une certaine dose de violence. Une lucidité qui semble intimement liée à son identité.
Dieu est diversité
Lauren n'a en effet pas le profil d'une victime mais d'une survivante, d'une meneuse. Loin de s'apitoyer sur son sort, elle se prépare et réfléchit constamment à demain. Peut-être que sa couleur de peau et son sexe y sont pour quelque chose. Durant les 361 pages de ce récit,
Octavia E. Butler soulèvera constamment la question de la femme noire dans un monde d'hommes et de blancs allant jusqu'à travestir son héroïne pour qu'elle n'attire pas les regards une fois sur les routes. Dans le monde imaginé par Octavia, les pires choses se produisent : un père prostitue ses filles, un homme exploite plusieurs épouses à son domicile, des riches propriétaires prennent des esclaves… Prémonitoires, les visions d'horreur qui émaillent le récit révèlent les choses dont sont capables l'homme envers la femme, d'autant plus quand celle-ci est noire. La question raciale va d'ailleurs dans les deux sens et les noirs finissent, naturellement, par se méfier des blancs, même quand lesdits blancs ont grandi avec eux depuis tout petits. En jetant Lauren sur les routes californiennes,
Octavia E. Butler finit par constituer un petit groupe hétéroclite où la mixité et la diversité deviennent des règles tacites. Comme si, pour vaincre la ségrégation et la misogynie extérieure, il fallait se serrer les coudes peu importe la race ou le sexe. Cette aspiration à un monde divers se retrouve dans le message spirituel apporté par Olamina. Un message qui s'inspire forcément de sa condition d'empathe qui lui fait à la fois ressentir les plus profondes souffrances comme étant les siennes mais qui la pousse également à abréger le plus rapidement l'agonie des autres. Un don et une malédiction en somme.
…une Utopie ?
Mais c'est au final par cette nouvelle religion que l'américaine choisit de terminer son récit. Sorte de bouddhisme/soufisme améliorée, La Semence de la Terre choisit le Changement comme vecteur principal du mystique et du spirituel, un changement vers un monde meilleur, vers un Paradis qui ne serait plus attendu mais modelé par l'homme et recherché par delà la Terre elle-même, dans notre Système Solaire et plus loin encore. La nouvelle communauté formée par Olamina semble porter les graines d'un changement total de mentalité, une façon d'enterrer les morts et le passé, de construire quelque chose de nouveau, faisant fi de la couleur de peau et du sexe des uns et des autres pour quelque chose de plus juste et équitable. Une entreprise difficile dans un monde en perdition mais qui marque bien l'optimiste final d'une
Octavia E. Butler envers un genre humain pourtant bien condamnable. Pas candide pour un sou malgré son envie de cultiver un nouveau jardin, l'écrivaine explique de cette façon que si une seule graine d'humanité, aussi infime et dénuée d'espoir qu'elle semble à l'origine, arrive à se fixer et à fleurir, à museler ses vices et à modeler l'univers, alors, peut-être qu'au fond, nous seront tous sauvés à la fin.
Avec
La Parabole du semeur,
Octavia E. Butler nous offre un récit visionnaire qui analyse avec une justesse impressionnante les problématiques actuelles du racisme, du féminisme et de l'écroulement social à l'aune d'un capitalisme impitoyable. En ajoutant une part spirituelle à sa vision pourtant résolument terrifiante de l'avenir, l'américaine nous montre une voie possible — difficile mais possible — où l'être humain égoïste et intolérant pourra enfin se libérer de ses chaînes.
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