Meursault, cet homme pour qui la vie se réduit aux gestes les plus dérisoires et aux sensations les plus immédiates, semble transparent en raison de sa simplicité et obscure du fait même de son humaine incomplétude. le héros algérois abruptement se raconte sans jamais s'expliquer, «
L'étranger » en sous-entendant et en renonçant à dire tout, nous dit plus et autre chose de son expérience. Lecteur, nous sommes, tout au long de ces pages, inévitablement tiraillé entre deux moments contradictoires, entre l'illusoire compréhension et l'apparente ignorance.
Une Algérie chérie est l'âme du roman. Pas d'écho des évènements d'avant-guerre, pas d'avantage de question coloniale dans ce récit mais, entre chambre bureau, entre plage et déjeuner, l'existence quotidienne et modeste d'un pied-noir de Belcourt. D'abord, la mer, paisible, heureuse, toujours positive qui appelle à l'amour, à l'insouciance et au bonheur ; puis, la redoutable épreuve du soleil qui exacerbe l'intensité de toutes les sensations délétères de mélancolie, de culpabilité et d'indifférence. Dans ces pages, la mort rode et tue au passage : « Aujourd'hui, maman est morte ». le jeune homme a mis à l'hôpital une mère trop pauvre qu'il ne pouvait continuer à nourrir et à soigner ; après l'enterrement, il continue à s'enfermer inutilement au bureau, à s'occuper de besognes stupides mais ne se contraint jamais à cacher la joie qu'il éprouve à aimer une femme, à fréquenter un rivage heureux. Meursault lucide, désabusé, sans conscience, asocial vaque à ses plaisirs immédiats sans préférences et sans but. Il refuse d'observer les conventions sociales, de mentir, de jouer le jeu.
Jean-Paul Sartre compare la conscience de «
l'étranger » à une vitre qui serait « transparente aux choses et opaque aux significations ». La deuxième mort du roman et la mise au ban de la société ainsi ne sont pas les faits du hasard. C'est l'expérience de l'inévitable finitude, l'éclairage mortel de cette destinée intimement liée aux plaisirs de la vie qui déterminent implacablement le comportement meurtrier et «l'absurde inconscient» du héros.
Le petit monde algérois, des connaissances, de l'instant fait place, dans la deuxième partie du roman, à celui anonyme de la justice, du retour en arrière et de l'explication. Meursault, qui préfère aux facéties du mensonge, la recherche ingrate de l'exactitude – dire le moins possible, dire les choses dont on soit sûr – est condamné par le directeur de l'hôpital, les juges, le gardien de prison, toute la bien-pensance coloniale, pour ce qu'il est, pas pour ce qu'il a fait. Il faut pour les deux parties en effet, dans cette Algérie d'avant-guerre, que la victime indigène nécessairement s'efface et que l'égotisme, le « désespoir-défi » de Meursault soit au premier plan. L'arabe sans visage, sans parole et sans nom, n'apparaît que furtivement. Ombre, il n'est pour le narrateur indifférent que pour avoir péri. Meursault s'affirme dans «
L'étranger » comme un meurtrier sans victime. le crime est-il un dramatique concours de circonstance ou un acte de haine ? Est-ce que Meursault tue à cause du soleil ou sous l'emprise de la fatalité ? Peu importe, « Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort », nous dit
Albert Camus.
Albert Camus, dans ces magnifiques pages, rend compte de la succession des présents, des réalités vécues par son héros, il met à jour l'impossibilité humaine, extérieure aux individus de les rendre intelligibles. du divorce entre le vécu de Meursault et le rendu de ses juges nait un sentiment incontestable d'absurde, c'est-à-dire une impression tout à fait saisissante d'impuissance à éclairer le monde.