L'Étranger - Albert CAMUS
Pourquoi peut-on appeler et considérer Meursault un étranger, pourquoi est-il "l'Étranger" par excellence?
'Le pire de tous les états de l'âme est l'indifférence.'- Hugues-Félicité Robert de Lamennais
Tout d'abord, on sait qu'il a mis sa mère à l'asile(faute d'argent), c'est la raison pour laquelle au fil du temps il devient un étranger pour elle, pour les siens. Il s'éloigne de tous et de Tout(ce qui est commun), quoiqu'il n'ait pas une famille très nombreuse. C'est un éloignement ontique et ontologique à la fois, car le héros principal est un personnage indifférent, distant, froid dans ses relations avec les autres(l'Autre), même en relation avec lui/envers Soi. Par exemple, dans sa relation amoureuse avec sa bien-aimée, Marie Cardona, il est sincère et très direct, mais le plus souvent il est froid, indifférent, même tranchant: 'Un moment après, elle m'a demandé si je l'aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu'il me semblait que NON. Elle a eu l'air triste.' Comme l'on peut observer, il s'exprime tout court, tout simple - il parle en peu de mots et les propositions formulées sont toujours courtes, ce sont les signes d'un déficit de langage qui implique le manque des paroles et de la socialisation. Ce sont aussi l'empreinte d'une exclusion sociale annoncée, de son indifference, de son froid/sa froidure...
En outre, il n'accepte pas voir sa mère morte une dernière fois, avant de l'enterrer. Aussi bien ne peut-il pas pleurer à son enterrement et ce sont des faits très, très étranges dans les yeux des autres, dans l'oeil de l'Autre(*'L'enfer, c'est l'Autre', dit J.P. Sartre). Vu qu'il n'a pas pu verser une seule larme(pleurer) à l'enterrement de sa mère, comme tout fils(l'aurait fait), il apparaît(est vu) comme un étranger dans les yeux des témoins-spectateurs (*le monde est le lieu/le cadre où l'on joue et met en scène des pièces de théâtre et des spectacles - c'est un thème beaucoup plus utilisé et connu au temps d'antan, à l'époque du grand Shakespeare).
D'autre part, il faut en tenir compte et faire attention à la sphère sémantique et au champ lexical du mot(ÉTRANGER, étrange, étrangeté etc.; autre, différent, bizarre, distinct, divers, immigrant, réfugié, lointain, éloigné, éloignement, altérité etc.), de même pour les champs lexicaux qui se situent en voisinage du champ lexical de ce nom.
Par exemple, dans la proposition suivante, en tenant comte du ton suggestif du procureur, les mots mis en évidence se situent en relation d'antonymie: 'Oui, MM. les Jurés apprécieront. Et ils concluront qu'un ÉTRANGER pouvait proposer du café, mais qu'un FILS devait le refuser devant le corps de celle qui lui avait donné le jour.' Par ce 'jeu de mots' on veut mettre en évidence le fait que Meursault est devenu un 'étranger' surtout pour sa mère et finalement pour la société entière. Le fait qu'il accepte la proposition(=boire/prendre un café) qui vient de la part d'un étranger fait que Meursault devienne lui-même un étranger.
On(le procureur) veut démontrer davantage que Meursault est une mauvaise personne et l'accuse 'd'avoir enterré une mère avec un coeur de criminel', ce qui n'est pas de tout vrai, car on le sait bien, nous les lecteurs, qu'on peut considérer Meursault une personne athée, indifférente et froide, mais jamais un criminel dans le vrai sens du mot. On le sait bien: ce n'est que le hasard qui a conduit à la crime, le hasard et quelques autres circonstances: le soleil et la chaleur qui ont produit au personnage un trouble physique et psychique profond. Cela ne signifie pas qu'il n'est pas coupable. Il l'est, mais il n'est pas un criminel. Il n'a pas vraiment voulu tuer l'Arabe. Le fait qu'il ne peut pas le démontrer est la marque/l'empreinte de l'Absurde: Meursault mène une vie et une éxistence absurdes.
Le procureur veut démontrer que Meursault a un 'coeur de criminel', ce qui n'est pas du tout juste/vrai. Il a adopté et gardé pendant toute la durée du procès une attitude tendancieuse. A son avis, l'humanité manque complètement à l'accusé; de/en plus, il considère que Meursault n'a point d'âme et rien d'humain, comme l'on peut voir dans la phrase suivante: 'Il disait qu'à la vérité je n'en avais point, d'âme, et que rien d'humain, et pas un des principes moraux qui gardent le coeur des hommes ne m'était accessible.' 'Surtout lorsque le vide du coeur tel qu'on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber.'
Il n'a aucune religion, ce qui fait de lui une personne athée - qui ne croit pas en Dieu, ni à l'existence d'aucune (autre) divinité. 'C'est fini pour aujourd'hui, monsieur l'Antéchrist(c'est comme ça que le juge s'adresse à Meursault).' Lorsque le juge, qui est chrétien, lui dit qu'il veut l'aider et essaie de le tourner avec le visage vers Dieu, il décline sa proposition: 'Toutes ces pierres suent la douleur, je le sais. Je ne les ai jamais regardées sans angoisse. Mais du fond du coeur, je sais que les plus misérables d'entre vous ont vu sortir de leur obscurité un visage divin. C'est ce visage qu'on vous demande de voir.'
Mais il refuse de passer du temps avec ce Dieu, car c'est 'son' temps et il ne veut pas 'le perdre avec Lui': 'Quant à moi, je ne voulais pas qu'on m'aidât et justement le temps me manquait pour m'intéresser à ce qui ne m'intéressait pas.' '[...] j'ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu'il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu.'
C'était encore rare et étrange à l'époque d'adopter un tel comportement et d'avoir un tel caractère - hors du commun. Il était très, très différent des autres, qui croyaient en Dieu, à un certain dieu(pas obligatoirement au Dieu des chrétiens), à quelque chose, même au Père Noël... C'est tellement beau croire... Alors que perdre sa foi, c'est tellement triste... Il vaut mieux ne jamais l'avoir eue! La joie que le miracle(de la foi) apporte/produit se manifeste seulement dans la vie de celui qui croit(les fidèles) de tout son coeur, avec tout son coeur/âme. Il ne suffit pas croire... Il faut aussi sentir le miracle germant(pousser comme une germe) dans le tréfonds - sous ta peau, sous ta propre chair, dans tous les atomes de ta chair et de ton être tout entier(en sa totalité), comme bien reussit a l'exprimer(le/ce miracle) dans son magnifique chef-d'oeuvre et livre de chevet, Alexis Zorba, l'écrivain grec Nikos Kazantzakis(a partir de ce livre on a fait/produit Zorba le grec, le film aussi bien connu dans tout le monde): 'Depuis deux ans, dans les tréfonds de moi-même, frémissait un grand désir, une semence: Bouddha. Je le sentais à tout moment dans mes entrailles me dévorer et mûrir. Il grandissait, s'agitait, commençait à donner dans ma poitrine des coups de pied pour sortir. Maintenant je n'avais plus le courage de le rejeter. Je ne le pouvais pas. Il était déjà trop tard pour un pareil avortement spirituel.'
Ou encore: Le dernier homme - qui s'est délivré de toute croyance et de toute illusion, qui n'attend plus rien, ne craint plus rien - voit l'argile dont il est fait, reduite en esprit, et l'esprit n'a plus rien où jeter ses racines pour sucer et se nourrir. Le dernier homme s'est vidé; plus de semence, plus d'excréments, ni de sang. Toutes choses sont devenues mots, tous les mots jongleries musicales. Le dernier homme va encore plus loin: il s'assied au bout de sa solitude et décompose la musique en muettes équations mathématiques. [...] C'est Bouddha qui est le dernier homme! m'écriai-je. Là est son sens secret et terrible. Bouddha est l'âme pure qui s'est vidée; en lui, c'est le néant, il est le Néant [...]'(Alexis Zorba - N. Kazantzakis)
Il faut payer aussi beaucoup d'attention à ce qui détermine le héros d'avoir l'envie de pleurer et se sentir coupable dans la salle de jugement (pour la première fois après beaucoup de temps): c'est l'opinion des autres (présents dans la salle) sur lui, car les autres 'le détestaient', à son avis![ex: 'J'ai senti comment j'étais détesté par tous ces gens-là'; 'Je me suis expliqué aussi la bizarre impression que j'avais d'être de trop un peu comme un intrus(intrus = ici syn. avec étranger).']
Parfois, le narrateur au délà du narrateur-personnage, un fin observateur et psychologue, met en evidence le fait que le public rit de temps en temps pendant la durée de l'interrogation de l'accusé. Il veut suggérer que Meursault vit dans un monde fou, à renverse et dans une société toujours en quête du plaisir et du saddhisme. Ce n'est pas le cas de rire pendant un procès qui traite d'un crime. Aujourd'hui nous vivons dans le même monde fou, cruel, à renverse et dans la même société.
Finalement, la Cour trouve Meursault coupable, car le président(de la Cour) considère qu'il a prémédité son crime et donc/par conséquent il est condamné à mort par décapitation 'dans une place publique au nom du peuple français': 'Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins SEUL, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de SPECTATEURS le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine.'
Pour conclure:
'Le siècle le plus malade n’est pas celui qui se passionne pour l’erreur, mais le siècle qui néglige, qui dédaigne la vérité. Il y a encore de la force, et par conséquent de l’espoir, là où l’on aperçoit de violents transports; mais, lorsque tout movement est éteint, lorsque le pouls a cessé de battre, que le froid a gagné le Coeur, qu’attendre allors, qu’une prochaine et inévitable dissolution?'(Essai sur l’indifférence en matière de religion - Hugues-Félicité Robert de Lamennais)
'Croire en l'au-delà, ça ne suffit pas. Il faut CROIRE aussi EN LA VIE.' - Madeleine Ferron
L'échec de Meursault n'est pas seulement/exclusivement son échec, c'est aussi l'échec d'une société en déclin, qui se trouve toujours sur le point de succomber... C'est pas l'individu qui succombe, c'est la société!
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