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Critique de Woland


Il y a des écrivains que vous saisit l'envie irrépressible de lire à haute voix. Mais je n'évoquerai ici que certains francophones car ils sont, pour moi, si nombreux, ceux qui m'ont fait accéder au Paradis des Mots ... Avec Saint-Simon, l'on grimpe allègrement en voiture et fouette, cocher ! Il faut souvent se cramponner : mais quelle ivresse ! La plus puissante des voitures de course de notre époque n'a ni ce panache, ni cette sûreté dans la course . Avec Chateaubriand , le rythme de l'attelage se fait plus solennel : ce Clacissisme que le duc de Saint-Simon ne respectait déjà plus tout en en admirant l'impeccable ordonnance, le maître de la Vallée-aux-Loups s'en détourne avec noblesse (et de nombreux effets de manche ) pour aborder aux sables, tout aussi aristocratiques, du Romantisme. Ces deux hommes, que vie politique et vie mondaine passionnèrent tant, se complètent en s'opposant mais tous deux maîtrisent, chacun à sa manière, l'art divin du Verbe. le premier écrit peut-être à la diable, comme aimait à le dire, admiratif, le second; et celui-ci appuie un peu plus ses effets. En tous cas, fils de son siècle, il le laisse voir et n'en prend pas ombrage si on le lui fait remarquer.

Avec Proust, le grand bourgeois israélite à la santé fragile (et par ailleurs grand et sincère admirateur du petit duc), la politique s'efface mais la peinture de tout un monde défunt et pourtant à jamais vivant demeure avec, en prime, une vie intérieure supérieurement profonde et décrite non seulement avec superbe mais aussi avec un humour dont trop de gens croient l'auteur incapable alors qu'il y excelle. Des pierres des cathédrales à celles de la maison de la tante Léonie, à Combray, des états d'âme d'un Swan torturé par son amour pour une femme qui lui est si inférieure aux ambiguïtés abyssales d'un baron de Charlus, sans oublier l'omniprésence, à la fois rêveuse et réaliste, on est tenté d'écrire pointilliste, du Narrateur, "A La Recherche du Temps Perdu" reprend le flambeau de la Mémoire (et des "Mémoires") en un style inclassable, qui horripile les béotiens, angoisse plusieurs bataillons de lecteurs persuadés - idée complètement fausse - qu'ils n'ont pas assez d'instruction pour le comprendre, autant qu'il éblouit, qu'il fascine des milliers d'autres, du plus humble au plus gradé sur le plan universitaire.

Et puis vient Céline, le Grand Imprécateur, le Salaud Magnifique, celui pour qui la Vie et la Mort ne font qu'un, celui qui éructe, qui grogne, qui rugit, qui dit et écrit des horreurs, celui aussi que, au détour d'une phrase, vous prend la main avec une tendresse bourrue et vous persuade que, bien sûr qu'il en dit, des saloperies et des vérités aussi grosses que nous, des vraies de vraies, mais que, même si le genre humain est ce qu'il est, c'est-à-dire vraiment pas brillant, puisque lui et vous, vous en faites partie, peut-être qu'en s'y mettant à deux, on finira par lui trouver au moins un petit atome de sens, voire de bonté et même, qui sait, de beauté ...

Le monde, la vie - la Nuit - nous dit Céline, ils sont moches, ils sont vraiment pas jouasses et on a trop souvent envie de dégobiller sur ses chaussures usées quand on les regarde tourbillonner tout autour de soi. Dégobiller ou alors se trotter vite fait, fuir, s'enfuir pour éviter ça, toute cette pourriture en marche qui finira par nous rejoindre jusque dans nos corps - il le sait bien, pardi, lui qui est médecin . Ah ! oui, se montrer bien lâche, bien rat, plonger tête la première dans l'eau immonde des égouts avant que la Fange humaine, qui est encore plus immonde, vous rattrape et vous la plonge de force dedans ... Ne penser qu'à soi, qu'à sauver sa sale peau qui, pourtant, vaut pas bien cher - en admettant qu'elle vaille quelque chose.

Seulement voilà, on a beau être lâche, on a beau se vouloir lâche et salaud jusqu'au bout de ses ongles bien noirs de crasse, voilà qu'on croise aussi, dans ce putain d'univers à la mords-moi-le-noeud, des Bébert condamnés par la Mort on ne sait pas même pourquoi, comme ça, un caprice, parce qu'il a hérité de mauvais gènes, parce qu'il tousse trop, parce que ... Parce que rien, peut-être. Est-ce qu'il faut une raison, pour mourir ? Demandez donc à la Guerre ce qu'elle en pense, elle ...

Et puis, il y a les Molly, si gentilles, si douces, si ... allez, on ose le mot mais n'allez pas répéter qu'on l'a écrit, hein ! n'oubliez pas qu'on est les rois des misanthropes et des misogynes, qu'y a que le "derrière" qui nous intéresse, et encore, comme qui dirait, par hygiène et toujours en se protégeant ... si bonnes, avec un coeur gros comme ça, tellement gros qu'on finit par se dire, émerveillé : "Mais comment que j'ai fait, moi, le minable absolu, celui qui ne vaut rien, pour mériter que ce coeur ait battu pour moi ne fût-ce qu'une seconde ?" (Parce que, rassurez-vous, m'sieurs-dames , on écrit comme on cause mais le français, cette langue unique, incroyable, on la connaît sur le bout de ses imparfaits du subjonctif et on la respecte trop - on l'aime trop mais le criez pas non plus sur les toits, ça ! - pour ne pas s'acharner à la travailler, à en faire une extraordinaire dentelle que vous mettrez des plombes et même des années à vous apercevoir que ça en est, de la dentelle, un lent, un savant labeur sans cesse repris, un peu comme à la Pénélope, voyez, la seule chose vraiment vraie dans votre vie de gueux, de médecin des pauvres, de salaud, de collabo, de fuyard, de prisonnier, de stigmatisé (comme le Christ, la bonne blague parce que, enfin, il était juif, le Christ ! ), d'écrivain, de génie ...

Et puis, y a Robinson Léon. Ah ! celui-là aussi, un fameux salaud mais une si belle gueule d'embrouilles à peindre et à repeindre : profiteur, gigolo, voleur, buveur, fuyard lui aussi, lâche bien sûr, crampon emberniqué, toujours prêt à se coller à vous, y compris quand c'est pour vous balancer dans l'escalier, dans la crypte des momies de la mère Henrouille ! Robinson : rien que le nom, c'est tout un programme. Et puis, à bien y regarder, on dirait un double de celui qui écrit, un double encore plus salaud - et encore plus blasé, et pourtant, ça peut pas être possible. Robinson, qui termine avec deux ou trois balles dans le buffet, tirées par une bonne femme complètement hystérique, le genre de femmes qu'il attirait alors qu'il se donnait un plaisir vache à repousser les filles vraiment gentilles. Ah ! Robinson ! Quand on dit ton nom à tous ceux qui ont lu Céline, naissent de petits sourires entendus, des sourires qui savent (ou qui croient savoir), et puis des airs blasés, les airs de ceux à qui on ne la fait pas.

Oh ! pis, les Henrouille ! Les Henrouille, qu'on allait oublier, bordel ! le fils et la bru ! On a beau s'appeler Céline, on a beau en avoir vu des vertes et des pas mûres, on s'arrête au moins une minute devant cette formidable double mesquinerie en majesté. Pires que deux gisants squelettiques, bien pires que les "momies" que leur mère et belle-mère, la vieille Henrouille, fait visiter à Toulouse avec Robinson après que celui-ci a raté le beau coup monté par le fils et la bru, à savoir ratiboiser la vieille d'un bon coup de pétard en pleine poire ! le fils et la bru Henrouille, ils ne pensent, ils ne causent, ils ne sont qu'argent, fric, oseille, flouze. A ce niveau-là, c'est plus la crainte de manquer, c'est la folie de posséder tout, tout qui les tient, ces deux-là - à commencer par ce qu'a la vieille ... Ah ! si seulement elle acceptait qu'on la mette chez les Bonnes Soeurs ! Mais, bien sûr, elle refuse, la vieille gaupe ! Et le Dr Bardamu n'est pas assez complaisant pour faire le certificat qu'y faudrait ! Et c'est pour ça, M'sieur le Juge ... pardon, Mesdames et Messieurs les Lecteurs, qu'on s'est vu obligés de monter cette affaire avec ce crétin de Robinson, cet affaire qui a si mal tourné ... Et puis après, un malheur ne venant jamais seul, y a le fils qui est mort, lui aussi, comme ça, M'sieur l'Ju ... M'sieur le Lecteur, comme une chandelle qui s'éteint . La malchance, mon bon monsieur, même si le Dr Bardamu, Ferdinand de son prénom - vous connaissez peut-être ? - il a eu de mauvaises pensées comme quoi moi, la bru, la veuve Henrouille désormais, j'aurais ...

Faut bien avouer que, question imagination, le Dr Bardamu, y s'pose un peu là, 'pas, M'sieur le Lecteur ?

N'empêche, y a une chose sur laquelle il a raison, le Dr Bardamu, quand il écrit sous le nom de Céline : le Voyage - au bout de la Nuit, au bout de la Vie - il est sacrément long et mouvementé. Parfois, on croit qu'y se passe rien, que tout est terne, fade, déjà en putréfaction. Et puis on s'aperçoit qu'on a mal vu, que tout grouille de vie et que, si l'asticot nettoie tout bien comme il faut, dans un an, y aura à nouveau de la terre et de la terre pourra surgir ...

... tout ce qu'on voudra.

C'est pour cela, m'sieurs-dames, que Céline, il est génial. Plus noir que lui, plus tordus que ses raisonnements, plus féroce que son humour, plus absurdes que ses "héros" comme son colonel qui attend de se faire tuer, au début du roman, bien en vue sur une route, toute l'armada de passagers de l'Amiral Bragueton (le navire qui l'emmène vers l'Afrique) qui veulent lui faire la peau on ne sait pas trop bien pourquoi d'ailleurs, ces Noirs et ces Blancs de la "Compagnie Pordurière" (goûtez-moi ce mot : c'est du fameux ! ), ce prêtre qui le vend, encore tout paludineux, à des esclavagistes, ces Américains qui finissent par le lasser (même la pauvre Molly qu'il regrettera pourtant), ses Lola, ses Musyne au cul en porte-feuilles, si vous voyez ce qu'on veut dire, toutes ces concierges dans leurs loges écrasées et asphyxiantes, à commencer par la tante du petit Bébert, et ce menu peuple de Rancy à qui Bardamu finit par fausser compagnie en laissant des dettes, et puis ces médecins experts en psychiatrie comme l'ineffable Baryton ou le silencieux Parapine, ancien professeur de l'interne Bardamu, et puis les Henrouille, comme on vous l'a déjà dit, la Sainte-Trinité des Henrouille, le fils, la bru et la mère-belle-mère, et ce Judas de Robinson, planant au-dessus de toutes et de tous, Robinson qui, bien sûr, ne peut être tiré comme un lapin de foire que par une femme qui se prénomme Madelon, comme dans la chanson, cette chanson si célèbre pendant la Grande guerre - cette Grande guerre d'où Bardamu et Céline sont revenus inextricablement unis ... non, c'est dur de faire mieux. Surtout dans ce style inimitable, qu'on savoure comme, oui, je n'hésite pas, moi, à l'écrire, on savoure tous ceux que j'ai cités plus haut - et tous ceux que j'ai oubliés : la Yourcenar des "Mémoires d'Hadrien", le Faulkner des fabuleux premiers romans et tant d'autres ...

Même aussi bien, personne n'a jamais pu. On ne fait pas du Céline : on NAÎT Céline. Pour le meilleur comme pour le pire.

Céline, c'est le Coup de Foudre instantané et l'Allégeance Inconditionnelle.

Ou alors, Céline, c'est celui qui, pour toute une bande d'enragés de la moëlle épinière et d'agités du bocal, ne sera jamais que l'auteur de "Bagatelles pour un Massacre", pamphlet qui, certes, n'ajoute rien à sa gloire. Notez que ces particuliers-là, qui se croient toujours en 45, ils ne savent même pas que Céline a écrit bien d'autres textes et que, en plus, il avait un faible pour les théories de Freud. Oui, m'sieurs-dames, ces cons-là, ils rêvent même aujourd'hui de faire interdire Céline sur tous les rayons de bibliothèques de France - pour commencer.

Vous voyez leur niveau, quoi ? Et y a pas que question mental, chez ces rabougris du cervelet et du coeur : y a aussi toute leur jalousie, toute leur médiocrité, toute leur haine pour une hauteur dans le génie de l'écriture qu'ils n'atteindront jamais.

Alors, puisque, j'en suis certaine , vous n'êtes pas comme ces dictateurs de la pensée, courez vous acheter Céline. En Pléiade, en poche, peu importe, avec les illustrations de Tardi ou pas, peu importe : mais achetez-le, cultivez-le, diffusez-le, chantez-le, éructez-le, déclamez-le ou, plus simplement, lisez-le. ;o)
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