Je me suis levé, ma tartine en main. À droite, à gauche, partout dans les ruelles, des femmes parlaient à voix basse. Des hommes sombres remontaient vers la mine par la grand rue. La ville ne respirait plus. Les corons étaient prostrés.
Tu sais quoi?disait mon père.Tu n'iras pas au charbon,tu iras au chagrin.
J'étais devenu un «aidant». Je n'aimais pas ce mot. Parfois, je le comprenais comme aidant à vivre. D'autres fois, je l'entendais comme aidant à mourir.
Un an après son fils, mon père nous a quittés. Et ma mère m'a élevé avec ce qu'il lui restait de force. Sur le mur, il y avait trois portraits crêpés de noir. Celui de mon oncle, celui de mon frère, celui de mon père. Nous étions plus que deux á table, une minorité de vivants. Ce n'était plus une ferme mais un cimetières. Avec deux cadres vides qui attendaient notre heure. (Page 31)
La femme de ce mineur s'appelait Marthe. Elle a lavé son linge noir sa vie durant. Et lorsqu'il a eu droit à la retraite, elle a nettoyé le sang de ses mouchoirs. Il a survécu deux ans à sa pension, l'ouvrier magnifique. Deux ans, le mari aimant. Deux ans privé d'air, le mineur courageux. S'arrêtant dans la rue, une main contre le mur et l'autre sur sa canne, pour recracher tout ce que le charbon avait fait de lui. Deux ans il a tenu, celui qui n'avait jamais levé ni la voix ni le poing. Deux ans d'agonie, cerné par la douleur et la brique, tellement loin des torrents de montagne et des gentianes pourpres, monsieur l'Avocat général.
Il faudrait ne jamais revenir sur ses pas d'écolier.
Tout le monde savait, en voyant la miche blanche dépasser, qu'un gamin grignotait son "pain d'alouette ", comme l'appelaient les anciens. Les enfants le guettaient au retour du mineur. Ce n'était ni un goûter ni un repas, mais un moyen de partager sa journée au fond. Un délice et une fierté. Mordre dans ce pain voulait dire que le père était rentré, que le frère avait repris sa taillette de lampe. Que les hommes étaient en sécurité sous leur toit.
- La mine n'a aucune pitié pour l'homme.
Je n'avais pas honte. Moi aussi, j'étais un ouvrier. Pour toujours. Paris ne changerait rien, je le savais. Mais il fallait que je quitte le bassin. Je ne voulais pas d'un horizon de terrils. De l'air âcre des cheminées. Je ne pouvais plus passer devant les grilles de la mine, croiser les gars sur leurs mobylettes. Baisser les yeux face aux survivants. Entendre le souffle des chevalements que seul mon Jojo avait le droit d'imiter. J'étais épuisé des hommes à gueules de charbon. Je ne supportais plus de voir leurs mains balafrées, entaillées, leurs peaux criblées à vie d'échardes noirs. Les regards harassés me faisaient de la peine. Même le dimanche, même nettoyés dix fois, les cous, les fronts, les oreilles racontaient la poussière de la fosse.
En quarante ans de fond, jamais une minute de retard, pas un jour de maladie. Il partait à pied, à l'aube, sa musette sur le dos. Il rentrait pour manger, dormir,prendre des forces pour le matin d'après. Jamais un mot plus haut que l'autre. Ni protestation, ni plainte. Il s'est tenu une vie entière à l'écart des revendications, des mouvements de grève. Il avait peur pour sa famille. Peur des remontrances, de la faute, de la mise à pied, du licenciement, du chômage. Peur d'être chassé de son coron par les Charbonnages, peur de perdre son toit, son petit jardin de poussière, son pigeonnier. Peur de voir ses enfants chassés de l'école, de la colonie de vacances de la mine, peur de n'être rien dans ce pays où le charbon est tout.