La patience du diable

- Je n'aime pas les corbeaux. Je les déteste même!
Regarde leur tronche perfide! Vicieuse !
Et ces yeux ! Imperméables à toute émotion, à la vie.
Des créatures de la mort!

L'écho est le fantôme du son.

Sa voisine avait sorti une tablette numérique et était plongée dans un de ces livres invisibles. Silas avait du mal avec ce concept. Lire sans tourner de pages. Lire sans tenir un livre entre ses doigts. Lire sans triturer la couverture. Lire sans marquer les pages des moments de le vie : une trace de doigt sale par-ci, de bouffe par-là, un cil qui se glisse dans la rainure de l'ouvrage pour vingt ans, une page qu'on corne pour noter une phrase mémorable ou juste pour un mot qu'on voudrait retenir. Non, cette manie de lire sur un écran, il ne la saisissait pas du tout. Pour lui c'était comme de s'adresser au fantôme d'un livre.

Elle venait de consacrer un an et demi à étudier la psyché des pires pervers. Tout lire, écouter des conférences, assister à des cours du soir pour comprendre, les cerner. Tout savoir, comme un moyen de se rassurer. Elle avait affronté les pires spécimens et, pour en chasser les fantômes, elle avait décidé d'en décortiquer les âmes. Les disséquer, c'était ne plus avoir peur, émietter ses cauchemars, porter sur cette terreur des monstres presque enfantine un regard clinique, scientifique. C'était désincarner les émotions, opérer ses névroses et ses angoisses pour les changer en sources de connaissance. Passer de l'état empathique à l'état analytique.

Aucun jeu ni aucun film, pas plus qu'un roman n'avait la capacité de dévaster une psyché humaine et de la distordre jusqu'à y implémenter des traumatismes, des perversions, des lacunes majeures. Ludivine détestait cet amalgame propagé par quelques incompétents désireux de se rassurer facilement et de dédouaner la société de ses travers.

La meilleure arme contre la peur est l’action.

Cela faisait des années que Lætitia ne s'interdisait plus d'être sensible à la beauté d'un homme. Après tout, comme le disait le dicton, ce n'est pas parce qu'on sort de table qu'on n'a pas le droit de regarder la vitrine.

Qui sont les vrais monstres? Qui pose les critères de l'acceptable? Les plus sains? Ceux qui détiennent la vérité? Non... les plus nombreux. Rien que les plus nombreux, peu importe leur état mental.

Le boulevard périphérique était bouché, entièrement congestionné par l'afflux massif de ces milliers de minuscules caillots pollueurs qui menaçaient Paris d'infarctus chaque jour aux mêmes heures, saturant ses artères, noircissant ses poumons et asphyxiant jusqu'aux cerveaux des conducteurs qui redevenaient primaires et hargneux.

- (...) Tu devrais te poser, Lulu, te fixer avec un bon petit mec et faire des gosses. Ça te ferait du bien, tu sais.
Ludivine lâcha un petit rire sec.
- Faut le trouver, le bon petit mec !
Segnon embrassa le monde entier d'un geste ample :
- Me dis pas qu'avec ta jolie gueule et ton cul d'enfer tu ne trouves pas ! Le monde est plein de mecs !
- Justement, Segnon, il y a trop de choix. La mondialisation, ça nous a ouvert à tous. Du coup, trop de choix tue le choix.
- Oh arrête, c'est des conneries, ça ! Les rencontres via les amis, sur Internet, dans les activités, si tu voulais vraiment, tu aurais une histoire !
- J'ai plein d'histoires, c'est ça le problème. De quoi faire des tas de nouvelles, mais jamais tout un roman.