C'est au Danemark en 1919 que Claudel a eu la première idée de ce qu'allait devenir le soulier de satin. Au départ, il devait s'agir d'un « petit drame espagnol », qui devait même servir de prologue à Protée. Mais petit à petit, le petit drame s'étoffe progressivement, jusqu'à devenir lors de son achèvement en 1924 la pièce que l'on connaît à la longueur exceptionnelle. La pièce ne sera publiée en entier qu'en 1928, et ne connaîtra la scène qu'en 1943, dans une version abrégée, à la Comédie Française, dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault. Ce dernier aura pendant de nombreuses années une sorte d'exclusivité sur la pièce, dont il donnera des versions différentes, sur différentes scènes. Mais c'est Antoine Vitez qui donnera ce qui ressemble à la première véritable intégrale de l'oeuvre en 1987, au festival d'Avignon. le spectacle durait plus de 10 heures...Un grand voyage et une grande aventure. On s'est un peu plus habitué maintenant à des pièces très longues, mais à l'époque c'était complètement hors normes. Depuis, d'autres metteurs en scène se sont attaqué à l'oeuvre, dont Olivier Py. Manoel de Oliveira en a fait une adaptation cinématographique, condensée en 7 heures.
Oeuvre de toutes les démesures, oeuvre somme, le soulier de satin compte des adeptes convaincus, comme des détracteurs acharnés. Sacha Guitry aurait ironisé à la sortie de la première représentation « Heureusement qu'il n'y avait pas la paire ».
La pièce est composée de quatre journées, et se déroule sur des dizaines d'années, entre l'Espagne, l'Afrique, l'Amérique...L'auteur situe l'action « à la fin du XVIe siècle, à moins que ce ne soit le commencement du XVIIe siècle ». Certains événements historiques sont évoqués (l'invincible Armada, la bataille de Lépante…) mais plutôt comme une sorte d'arrière fond, des situations archétypales, qui font sens pour le spectateur, plus qu'ils ne renvoient à un contexte historique précis, certains d'ailleurs sont trop éloignés dans le temps pour avoir pu se dérouler pendant la pièce. Les deux rois d'Espagne qui se succèdent dans la pièce ne sont même pas nommés, ce sont des rois, tout simplement. Claudel ne vise aucune exactitude ni vraisemblance historique, nous sommes dans un espace-temps où tout est possible, où tout est à la disposition de l'imaginaire de l'auteur et du spectateur.
L'intrigue principale de la pièce concerne l'amour impossible de Dona Prouhèze et Don Rodrigue. Elle est mariée au vieux Don Pélage qui l'envoie en Afrique, lui est nommé vice-roi des Indes par le roi, et doit partir aux Amériques. Une lettre arrivée avec dix ans de retard rendra leur union définitivement impossible. Elle mourra sans qu'il la sauve, il finira mutilé, misérable. Mais l'essentiel est l'union spirituelle, que la séparation ici-bas magnifie. En dehors de ce couple, nous ferons connaissance avec des dizaines de personnages, rois, pêcheurs, bandits, européens, africains, asiatiques...Qui chacun auront leur scène, avant de disparaître.
Foisonnante, chatoyante, jouant sur tous les registres, la pièce est un immense patchwork dans lequel chaque pièce a sa place, la seule possible. Les commentaires évoquent les influences de Shakespeare et du théâtre espagnol du siècle d'or, pour le côté baroque, la façon de mélanger le sérieux et le rire, le lyrique et le comique, la mort et la farce. Sans oublier le découpage en journées, pratiqué en Espagne. J'aurais envie d'y enjoindre la tragi-comédie, pratiquée dans le théâtre français du début du XVIIe siècle, même si je ne sais pas à quel point Claudel pouvait la connaître, mais dans le théâtre français, c'est ce qui s'en rapproche un peu. Comme un certain théâtre romantique, dont celui de Victor Hugo. Cromwell, dans sa démesure n'est pas sans évoquer la démesure du Soulier de satin. La représentation n'est au fond qu'une façon possible de l'existence du texte, même par réellement nécessaire. La phrase claudélienne se déroule, coule, et engloutit le lecteur-spectateur-auditeur, comme la phrase proustienne se déroule, coule et engloutit...Le mot, l'image, la réalité intime de l'auteur emporte le spectateur dans un monde de sensations, de ressentis, d'affects, subjectif et de ce fait irrévocable.
C'est une expérience inoubliable.
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Polyphonie et drame intime : quand le silence est chargé de sons.
Cette pièce est un formidable opéra tout en mouvement, couleurs et sensations, sur lequel l'angoisse et la souffrance de la séparation n'apparaissent qu'en ombre portée, dans des dialogues d'un lyrisme et d'une beauté inégalables. Par ces voix tissées d'où s'élève un chant fiévreux vers le créateur, c'est l'univers entier, dans toute sa diversité, qui est invoqué tout au long de ces quatre journées comme autant de moments et d'aspects de la vie, pour tourner autour de cette histoire très personnelle, qui est également un long apprentissage du silence et de l'acceptation. Une grande oeuvre.
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Je n'avais pas pu, malgré mes tentatives, lire "Le soulier de satin" avant de l'avoir vu au préalable au théâtre. D'autres, plus imaginatifs que moi, sauront le lire sans l'avoir vu. La scène est l'univers, avec en bas la planète Terre, élargie depuis peu à l'Amérique et au Japon, en haut le Ciel, Dieu et ses anges. Les amants, à grand effort, car l'amour est rebelle, parviennent à s'aimer au-delà d'eux-mêmes, dans le sacrifice qui est, chez Claudel et selon le christianisme, l'amour suprême. Leur parole est magnifique, d'une rhétorique noble, jamais lourde ni déclamatoire, toujours passionnée et poétique; héritier du Romantisme, Claudel trouve le secret de cette fusion shakespearienne du sublime et du grotesque : pendant les onze heures de spectacle du "Soulier de Satin", on rit aussi. C'est un mystère médiéval, une pièce contemporaine par sa scénographie et selon les dernières mises en scène, un "auto sacramental" du Siècle d'Or (la marque de Calderon est très forte) et bien d'autres formes d'art, kabuki en particulier, mêlés en un ensemble cohérent. Bref, une pièce fondamentale du théâtre moderne, qu'il faut aller voir au théâtre. Après onze heures de représentation, le retour chez soi,, une bonne nuit de sommeil, ouvrir le livre et une semaine durant, revoir la pièce page à page dans son esprit, à mesure qu'on lit les mots et les versets de Claudel. La poésie, qui réclame, dit-on, de la lenteur et de la rumination, s'harmonise parfaitement avec le jeu scénique qui exige du rythme et une certaine rapidité ; l'enchantement de la langue et du style est constant. Claudel, après tout, n'a fait que retrouver les habitudes de ces auteurs d'opéras baroques vénitiens, dont les représentations duraient une journée entière : il instaure dans sa pièce, ou plutôt il restaure, une relation autre entre le lecteur et l'oeuvre d'art.
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Souvenir de fac durant les grèves qui avaient abrégés le semestre à 2 semaines et demi de cours. J'avais particulièrement aimé la portée universelle du propos malgré les tensions religieuses derrière. Ca emporte facilement.
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