Je suis comme la fiction : un mensonge qui dit la vérité.
Ils aimaient se rencontrer là sous prétexte d'enquête. Mais rapidement, la conversation s'était déplacée vers d'autres sujets. Il lui racontait ses souvenirs de régiments, elle évoquait sa vie à la campagne, fiancée d'un soldat qui n'était jamais revenu et qui l'avait laissée avec un enfant dans le ventre. Grâce à une faiseuse d'anges, elle s'en était débarrassée pour ne pas être montrée du doigt par les bonnes gens. Depuis, elle n'était plus jamais tombée enceinte.
Ragon mit longtemps à lui parler de ses blessures, en particulier l'éclat qu'il avait pris en haut de la cuisse et les poutres qui lui avaient presque écrasé la poitrine.
Ils étaient tous deux des survivants d'une bataille inégale. Ils finiraient dans la tranchée de la fosse commune. Anonymes.
N’oubliez jamais cela, Fredouille : tout est dans les livres. Notre vie n’est qu’un feuillet détaché de l’ouvrage gigantesque du monde.
N'oubliez jamais cela, Fredouille: tout est dans les livres. Notre vie n'est qu'un feuillet détaché de l'ouvrage gigantesque du monde.
Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les hommes écrivaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la ville était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons des pages, entre les lignes, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre qui réclamait à boire. A boire. A boire.
Le policier se demandait s'il ne préférait pas les meurtres bourgeois qui avaient le bon goût de se situer dans les premiers étages. Il se serait bien vu, détective en fauteuil, envoyant des adjoints faire le travail de recherche à sa place tandis qu'il se consacrerait à la lecture. Ou aux orchidées.
Son regard se promena longtemps sur la pièce.
Le toit laissait voir la charpente, à peine isolée par un peu de chaume. À travers une fente cramoisie, on pouvait même apercevoir, au loin, dans les splendeurs roses du couchant, la toute nouvelle tour Eiffel, fièrement érigée pour l'Exposition universelle.
À l'intérieur, la lumière tombait par pinceaux larges et veloutés, donnant à la place des allures de tableau romantique. On ne trouvait, dans cette misérable chambre de bonne du Quartier Latin, presque aucun mobilier, à part une table, une chaise mal rempaillée et un lit.
Tout autre que Ragon aurait concentré son intérêt sur la couche où était étendu un cadavre entièrement nu. Lui repéra immédiatement le cahier posé sur la table, seul écrit contenu dans la pièce.
C'était la seconde raison pour laquelle L'inspecteur préférait les meurtres bourgeois : les gens de la bonne société possédaient souvent d'amples bibliothèques qui les trahissaient. Quand ils s'aventuraient à les lire.
Essoufflé, quoique jeune, Ragon déplaça son grand corps de plus de deux cents livres avec l'impression d'être un albatros dont on aurait rogné les ailes. Les pavés mal équarris butaient sur ses gros godillots, comme pour l'empêcher d'avancer. On lui disait souvent par plaisanterie qu'il ressemblait à une colonne Morris habillée en sergent de ville.
- N'oubliez jamais cela, Fredouille : tout est dans les livres. Notre vie n'est qu'un feuillet détaché de l'ouvrage gigantesque du monde.
(Ragon)
Grout (docteur) parut réfléchir un instant avant de reprendre :
- Finalement, nous pratiquons des métiers similaires. Nous enquêtons pour découvrir l'origine du mal et tenter, sinon de le prévenir, du moins de le circonscrire.
- A ceci près que mon travail commence quand le vôtre s'achève, répliqua Ragon (enquêteur).
"Le double assassinat dans le quartier Saint-Sulpice avait à peine occupé deux entrefilets dans les journaux. La mort d'une putain n'émouvait personne. Un simple soldat n'aurait pas eu davantage. Le sous-brigadier s'était montré clair à ce sujet : il n'était pas question de perdre son temps à débusquer un meurtrier qui épargnait les femmes de bonnes mœurs. Les prostituées étaient naturellement considérées comme de la chair à canon. Leur mort sous les coups d'un homme était programmée, presque attendue."