Voilà le livre dont tout le monde parle. Tout le monde a raison d'en parler. Car c'est un domaine qui n'est pas traité convenablement en littérature ni ailleurs, l'âme de la jeune fille par elle-même. Et pour cause, unique est la société dans l'histoire où elles ont la parole. C'est la nôtre. Pourvu que ça dure...Rien que l'idée qu'elles pourraient (que nous pourrions) la perdre fait froid dans le dos. L'auteure avait une toute petite vingtaine quand elle a écrit. Un tout petit peu plus que l'âge des "girls", des souvenirs très nets et un recul suffisant pour son incroyable lucidité.
Nous plongeons donc dans l'esprit d'Evie Boyd, 14 ans en 1969, et peut-être la cinquantaine pour le moment de la narration. Deux époques mises en parallèle, deux Evie. La plus agée revient sur des événements traumatiques ayant eu lieu dans sa quinzième année. Livrée plus ou moins à elle même après le divorce de ses parents, s'étant disputé avec sa "meilleure" amie qui ne la satisfaisait plus, Evie rencontre Suzanne (double romanesque de Susan Atkins, la meurtrière de Sharon Tate et de ses amis, la disciple de Charles Manson.) Immédiatement fascinée par sa personnalité, sa liberté, son charisme -et aussi ses ténèbres, Evie la suit au Ranch où règne en maître Russel, la trentaine, gourou entouré d'une floppée de jeunes filles. Evie trouve à cet endroit l'attention, l'affection, une réponse aux vides qu'elle sentait en elle. Elle tombe sous l'emprise de Russel et, surtout, elle ressent envers Suzanne une passion grandissante...
En parallèle, Evie âgée, dont la vie est un ratage, rencontre, en gardant la villa d'un vieil ami, le fils de celui-ci, Julian, la vingtaine, et sa petite amie Sasha d'une quinzaine d'années. Sasha, jeune, ignorante, soumise sans s'en rendre compte à la loi des garçons, lui rappelle sa propre adolescence.
C'est un roman dur et violent, qui fait peur. Peur pour les filles, paradoxalement. Il émane des garçons et des hommes une violence sexuelle et physique perpétuelle. Ils sont un danger permanent, ne considèrent jamais, que ce soit dans les années 60 ou actuellement, la jeune fille comme un être humain. C'est un jouet, un objet de satisfaction. Evie ne cesse de ressentir cette angoisse, même âgée. Au centre du récit, c'est Russel qui utilise ses girls comme des marionnettes, les offrant en cadeaux pour obtenir un contrat musical, se les offrant à lui même pour tester son pouvoir, les envoyant à sa place se venger après les avoir fanatisées. Mais autour de Russel, ce n'est pas mieux. L'éducation des jeunes filles se fait autour de contes de fées et d'attente de l'homme. Elles ne se construisent pas, d'où les failles béantes où s'introduisent, si j'ose dire, les pervers, mais aussi juste les pas très gentils, les inconscients etc... "Je voulais m'entendre dire ce qu'il y avait de bien chez moi. Plus tard, je me demandai si c'était pour cela qu'il y avait beaucoup plus de femmes que d'hommes au ranch. Tout ce temps consacré à me préparer, à lire des articles qui m'apprenait que la vie n'était en réalité qu'une salle d'attente, jusqu'à ce qu'on vous remarque, les garçons l'avaient consacré à devenir eux-mêmes." Ainsi, toutes les filles-femmes sont atteintes de ce défaut d'être, de cette soumission à n'exister que dans le regard d'un homme.
Ce que Russel a de "plus" que le garçon de base, c'est qu'il sait instinctivement utiliser la "haine" que ressentent ces jeunes filles vis-à-vis des hommes. Et de cette haine, il va s'amuser à faire un grand spectacle. "La haine venait facilement. Elle s'était constamment transformée au fil des ans : un homme dans une fête foraine qui m'avait palpé l'entrejambe par-dessus mon short. Un homme sur le trottoir qui fit mine de se jeter sur moi et éclata de rire en me voyant tressaillir ...Tout cela était fréquent. Tout cela se produisait des centaines de fois. Peut-être plus. Cette haine qui vibrait sous mon visage de jeune fille, je pense que Suzanne l'avait reconnue. Ma main appréhenderait le poids d'un couteau, naturellement."
Le comble du mâle psychopathe, c'est d'utiliser la peur et la haine des hommes des jeunes filles pour son propre plaisir de tuer et de détruire. Carrément flippant.
Flippante aussi la jeune Sasha, notre contemporaine, toute prête à n'importe quoi à 15 ans pour s'attirer une caresse, un regard, une parole de son copain. On sent que tout est encore possible.
Mais l'espoir, bien sûr, c'est cette parole libérée d'
Emma Cline, une jeune fille qui a tout compris, elle-même et les autres, et dont il faut mettre le livre entre toutes les mains pour que la lumière se fasse sur l'humanité partagée des femmes et des hommes.