A bord du Narcisse, joli voilier au départ de Bombay, les hommes se sont réunis, quasi au complet, dans le poste d'équipage. Des hommes rudes, de tout âge et de tout horizon. Deux scandinaves aux allures de géants enfantins, un gamin tout droit sorti des rues de Londres, un petit bonhomme teigneux, en haillons, qui connait bien mieux ses droits que ses devoirs et en tirera toujours le meilleur prétexte pour tirer au flanc, le vieux Singleton, avec son corps couvert de tatouages et sa vénérable barbe blanche, impassible au-dessus du vacarme des hommes. Et puis, au tout dernier moment, l'ultime retardataire arrive : Jim Wait, un Noir étrange au regard méprisant et à la toux caverneuse, qui ne tarde pas à affirmer ouvertement qu'il va bientôt mourir, n'a embarqué que dans l'espoir de rejoindre à temps l'Angleterre.
Il n'a pas l'air si malade, pourtant, et le doute s'installe aussitôt dans l'équipage : n'est-il pas plutôt un imposteur, qui ne se prétend mourant que pour échapper, lui aussi, au travail ? Faut-il le plaindre et l'aider, ou bousculer ses mensonges ? Incapables de se décider, craignant à la fois de se faire manipuler et de manquer à la plus simple humanité, les hommes se retrouvent dans une pénible position d'entre-deux, réduits même, bientôt, à un véritable esclavage moral par ce type imbuvable qui accueille leurs mille attentions avec la plus capricieuse arrogance et qu'ils ne peuvent se décider, pourtant, à laisser tomber.
L'esprit de contradiction, la méfiance et la mort sont du voyage, et avec elles, évidemment, un dangereux élément de discorde que seuls pourront désamorcer, peut-être, les caprices de la mer et la poigne d'un très grand capitaine.
Oubliez les romans de mer aventureux, aux mille rebondissements : tout repose ici essentiellement sur l'ambiance, la splendeur imposante de l'océan, les ferments complexes de l'âme humaine, mis à macérer en vase clos jusqu'aux abords de l'explosion. Une tension se crée peu à peu, un malaise prenant, un suspense subtil autour du possible mensonge. Les caractères sont bien moins travaillés que dans Lord Jim, et ce texte n'en a pas la puissance tragique si captivante, mais la finesse psychologique est là, de même que le talent pour créer un personnage en quelques mots, lui donner corps et couleur, âme et voix. Nous sommes ici - et ce n'est pas si courant - dans les entreponts des marins et non sur le gaillard d'arrière, au coeur même de l'équipage dont le narrateur est un membre indistinct, ni plus cultivé ni plus perspicace que les autres au moment où se déroule le récit. Parfaitement placé pour saisir les contradictions, les complexités de ces hommes simples qui ne servent souvent, dans les autres romans, qu'à faire avancer le bateau ou introduire un vague élément de conflit social.
Un beau roman sur la solidarité et le sens du devoir, sur les failles et les forces de l'âme humaine confrontée à sa propre fin, relevé par une scène de tempête formidable, l'une des meilleures sans doute qu'il m'ait été donné de lire et qui mériterait presque, à elle seule, la découverte de ce petit livre.
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