Laurence Cossé avait déjà écrit un roman sur l'inutilité en architecture ; dans «
le Mobilier national », elle nous fait partager les affres d'un ministre de la culture qui se demande s'il ne faudrait pas bazarder la plupart des cathédrales françaises, surtout celles qui sont moches (et il y en a) et où, de toute façon, plus personne ne rentre. C'est une autre sorte de cathédrale, dont il est question ici, tout aussi vide, et sacralisée à la fois par son concepteur (qui ne conçut que sa propre maison, quelques églises, et cette arche colossale) et par un président qui avait une certaine idée de la France et de son propre règne : la perspective ouverte par
Le Louvre royal devait aboutir, de l'autre côté de la ville et de l'Histoire, à une oeuvre magnifiant la victoire de la gauche.
Si ce livre est passionnant par les contraintes techniques qu'il explique aux béotiens que nous sommes avec clarté et précision (ou comment passer du dessin au bâtiment, du formalisme au fonctionnalisme), c'est surtout un livre politique. de l'illusion lyrique que nourrit l'élection de Mitterrand au retour de la rigueur parachevé par la cohabitation, la trame de ces années-là épouse la construction de l'arche : un arc de triomphe, symbole grandiloquent ou mystique, devenu un gouffre financier à rentabiliser au maximum.
Mais
La Grande Arche ne raconte pas seulement les années Mitterrand : le livre a aussi valeur d'art poétique. La tragédie de Johan Otto von Spreckelsen, obligé de passer sous les fourches caudines de la réalité (non, la pureté du marbre ne résistera pas à la pollution parisienne ; oui, créer un bâtiment vide provoquera un appel d'air à ne pouvoir rester debout…) est non seulement celle du pouvoir politique qui ne peut exister sans compromis, mais c'est surtout celle de tout artiste, et peut-être plus encore de celui qui n'a que les mots pour matériau.
La Grande Arche est un livre sur le langage, matériau trivial qui doit prendre forme pour devenir art.
C'est pourquoi
Laurence Cossé emploie parfois le nom de l'architecte tel que l'état civil l'a instauré et parfois son diminutif, en fonction dans sa phrase de la valeur rythmique de l'un ou de l'autre mot.
C'est pourquoi elle s'interroge sur les connotations de l' « oeuvre d'art » et de l' « ouvrage d'art », et rappelle le surnom de Spreck :
l'Albatros. Ce « prince des nuées » que « Ses ailes de géant empêchent de marcher », comme
Baudelaire.
Le matériau « langage » pose deux grands types de problèmes. D'abord, parce qu'il ne suffit pas de poser des mots pour être compris et que, dans le bâtiment comme en grammaire, tout est affaire de structure et de contraintes. Ensuite parce qu'il faut faire avec ce qu'on a, au risque de dénaturer l'idée : le « u » et le « i », voyelles claires, prennent place au coeur du mot nuit, ce qui rendait Mallarmé fou ; et de même Spreckelsen , choisissant le silence quand on lui demandait d'accepter l'impureté du réel au sein de son oeuvre, et même la fuite, abandonnant le chantier de l'Arche comme
Arthur Rimbaud la poésie.
Quant à la dernière phrase -ou presque- du roman : « C'est un ouvrage remarquable mais sans fonction forte ni sens, « Un objet pur, quoi. », elle m'a fait irrésistiblement penser au célèbre vers du « Sonnet en -ix » : « Aboli bibelot d'inanité sonore », l'Arche, comme une certaine poésie, n'est qu'une coquille vide, une forme vide et somptueuse. Et Cossé de choisir le sujet le plus aride qui soit, la chronique des défis techniques d'une construction, décidée à réussir là où Spreckelsen a échoué : tenir compte, comme le demandait Vitruve, à la fois de la venustas (la beauté) et de l'utilitas (l'utilité) ; se tenir à l'exact milieu des exigences de l'art et du réel, comme la clé de voûte dans l'axe de symétrie d'une arche...