Sous l’ancien régime on naissait ouvrier, on devenait patron. Il fallait conquérir des grades professionnels, et ce n’est qu’après avoir produit un chef-d’œuvre qu’on obtenait la maîtrise. Aussi l’ouvrier admirait son chef et trouvait légitime son autorité fondée sur le talent. Le patron, lui, ayant passé par le plus humble labeur, se souvenait. Il connaissait le chômage, la maladie et la détresse. L’ouvrier qui apportait ses doléances était écouté ; on pouvait discuter et s’entendre. Aujourd’hui, sous prétexte de liberté, plus d’habilité professionnelle exigée. Riche, on commande ; pauvre, on obéit. L’industriel vit dans la fièvre d’émulation féroce et, dans ce combat à outrance, il se sert de l’ouvrier comme du charbon que l’on jette sous la chaudière. Mais enfin, l’industriel, on peut s’adresser à lui, on l’attendrit ; il a une femme, enfants, il a du cœur : c’est un homme !... Par malheur, il est généralement esclave, lui-même, d’inconnus qui ont versé de l’argent à un guichet ; en échange, on leur a remis des actions, c’est-à-dire de beaux papiers à vignettes, mais sans cœur ni âme… L’action, voilà désormais le véritable maître du travailleur !... Qu’il vienne alors exposer ses justes griefs, à qui d’adresse-t-il ?... A un papier !... Qu’il montre son corps vieilli, son enfant malade, sa femme brisée par les maternités, qui implore-t-il ?... Un papier !...
Oui, vous le pouvez… Tout ce qu'il y a de bon en moi est votre… Reprenez-le. Mon âme s'est formée au contact des ouvriers; leurs espérances et leurs angoisses ont fait d'elle, pour ainsi dire, l'âme d'une foule. Lorsque j'étais un orateur applaudi, c'est la foule qu'on acclamait en moi. Au fond, c'est elle qu'on admire chaque fois qu'un homme s'élève un peu. La lumière dont il rayonne n'est que le reflet de beaucoup de pâles créatures, dont il a pillé, voleur sublime, les faibles lueurs. Il deviendrait voleur infâme s'il oubliait que sa grandeur est l'ouvrage de tous. Il y a un repas du lion, fait de sacrifice et de générosité, que mon âme s'est engagé à consommer sous vos yeux le jour où vous m'avez fait lion.
Pendant des années je me suis sevrée de tous les plaisirs, pour être digne du chœur des anges au milieu desquels je me voyais déjà à ma place marquée… Et tout à coup, le réveil !... Plus de Dieu !... Plus d'âme immortelle !... Devant la mort, l'homme de génie et le chien sont, j'allais dire égaux… Mais non, pas même !... Le chien meurt et ne sait pas qu'il meut, tandis que notre dernier râle, sur le seuil du néant, est un cri d'épouvante. Ces idées empoisonnent ma vie !... Jusque dans les bras de mes amants, elles me déchirent. On ne se console pas d'avoir perdu l'éternité !...
Jean :
Mais c'est l'égoïsme érigé en devoir !...
Georges :
Pourquoi pas, s'il est bienfaisant ?... D'ailleurs, l'égoïsme est un calomnié ! Descendez au fond des cœurs les plus compatissants… L'un vient en aide aux malheureux parce qu'il a peur des attentats que la misère exaspérée fait commettre, un autre se prive de tout pour augmenter sa part de joies éternelles. Egoïsme, tout cela, et souvent admirable !...
Ils font bien, vos amis, de la détruire !... Cette forêt se moquait d'eux!... La vie libre, la vie sauvage, l'air, la lumière, la santé, elle montrait tout cela, de loin, à des esclaves.
"Orage Mystique" de François de Curel, 1927