« J'ai néanmoins la certitude d'occuper une place singulière et tout à fait à part dans l'échelle des êtres, et d'y jouer un rôle essentiel. Tant pis si les autres n'en veulent pas ! Mon pouce a été le premier a m'initier à cette réalité indiscutable. D'axe statique entouré de segments mobiles, il m'a transformé en spirale ; j'explore l'infini depuis l'instant où il s'est emparé de ma bouche. Je n'étais qu'un simple organe d'absorption, il m'a changé en missile de reconnaissance de l'univers, soumis à ses euphories digestives et à ses coliques. Il a fait de moi la tête chercheuse du plaisir. Il m'a appris à devenir moi. Pourquoi la mère s'est-elle refusée à m'aider ? Pourquoi n'a-t-elle opposé qu'une morne indifférence à ma folle volonté d'être ? J'avais besoin d'une aide pour surmonter ma débilité originelle, mais j'avais aussi besoin d'un soutien pour réaliser mes désirs. Elle ne m'a offert aucun appui, sans même m'opposer sa volonté. Je n'étais à ses yeux qu'un tas de chair molle. Que se serait-il passé si j'avais rencontré la sympathie, l'affection qui m'étaient nécessaires au moment où j'ai découvert mon identité ? Désormais, pour m'opposer à cette indifférence, à cette absence, pour protester contre cette interprétation toute biologique de l'existence, pour lutter contre l'incohérence de l'univers et prouver mon individualité face à la masse grouillante de l'humanité, je vais mourir. En vivant vingt fois plus vite, en chiant vingt fois plus qu'il ne le faut, j'userai mon organisme jusqu'à ce qu'il cède. Je brûlerai mon corps jusqu'à la dernière molécule. Enfin, je mordrai mon pouce jusqu'au sang afin qu'il meure avec moi dans une orgie de sympathie avec ma bouche. Je démontrerai au monde que je peux le nier. Ce qu'en revanche, il ne peut pas faire à mon égard. (12e Stock) »
Les garçons et les filles ont peur de la mort parce que, ensuite, on les cloue entre quatre planches et qu’on leur met une tombe. Là, dans la terre, ils grossissent ; c’est pourquoi on les change de cercueil de temps en temps, car ils n’ont pas de racine pour grimper au-dehors.
Moi, je n’ai pas peur de la mort car je diminue si vie qu’il ne restera rien de moi à la fin.
Contrairement à ce qu’avancent certains mystiques de tous bords, professionnels de l’apocalypse, les hasards de l’évolution ne constituent pas fatalement une nécessité, les voies qu’empruntent la Nature ne sont pas forcément les bonnes ; les erreurs de parcours sont innombrables ; et la disparition de certaines espèces n’est jamais voulue par les espèces elles-mêmes, mais provoquée à la suite de perturbations de l’environnement, de catastrophes écologiques qui ne sont pas toujours imputables à l’homme. C’est pourquoi je crois qu’il est indispensable de mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires dont nous disposons pour enrayer cette redoutable maladie de l’évolution, « l’hypermaturation » qui frappe nos enfants. Il serait criminel de la considérer comme inéluctable et d’y voir le juste châtiment de notre orgueil racial. L’humanité a acquis les moyens d’échapper aux grands cycles naturels, elle doit enfreindre les lois biologiques.
« Qui est mort, qui est vivant ? La plus grande fantaisie règne à ce sujet »
En livrant au public la transcription intégrale de l’itinéraire qui a conduit un hypermaturé à la mort, je désire sensibiliser la race humaine à ce message de détresse. Ce chant désespéré de l’impuissance à vivre puise ses sources dans l’atonie mentale qui caractérise les hommes de notre temps, en attente d’un perpétuel devenir, d’une métamorphose, d’une mutation qui tarde à se manifester. Placé dans une situation où il ne peut exprimer ni son identité ni son originalité, réduit au sort horrible qui lui confère l’anonymat, en raison de la surpopulation mondiale, l’être humain se replie dans une position d’attente insupportable et retourne son agressivité contre lui-même. C’est la rencontre avec cet état psychotique qui conduit les nouveaux-nés les plus sensibles à devenir hypermaturés.
Je suis double : il y a la tête qui commande et le pouce qui jouit.
Il n’y a pas de place dans le système universel pour y introduire la conception d’un individu unique, sans équivalence, irremplaçable. Toutes les créatures sont anonymes, interchangeables, du marchand au médecin, du médecin au poussin et du poussin au voisin ; elles doivent participer sans comprendre à l’œuvre suprême : l’expansion de l’humanité.
Mon pouce m’y aide ; quand je le branche sur ma bouche, il m’infuse sa science du raisonnement et m’apprend à démonter les mécanismes de l’univers afin de mieux démontrer son insuffisance.
Dès qu’elle est partie, je replonge dans mes rêves et je chie sur moi pour les tenir au chaud. J’accélère.
En échappant aux règles normatives du temps, je m’engagerai sur la voie express de la vie et rattraperai ceux qui m’y ont précédé, puis je les dépasserai et les annihilerai.