Retour à Dantec, avec ce roman si particulier, recueil de novellas. J'ai toujours été très étonné de la violence de certaines critiques même pour cette oeuvre-ci, me disant que, malgré les outrances stylistiques indéniables du bonhomme, ces histoires-là seraient plutôt plaisantes par rapport à ses pavés, surtout la première. J'avais hâte de le lire pour me faire mon propre avis, c'est chose faite, et je rejoins en partie certains lecteurs ici, tout en réaffirmant certaines frustrations que j'ai pu avoir par le passé avec mes lectures de Dantec.
Le problème avec Dantec, ce n'est pas tellement ses opinions (au contraire, c'est la dernière chose qui me dérange chez un écrivain de talent) mais c'est qu'à partir de Villa Vortex, dont je garde pourtant un souvenir incroyable, il ne sait pas tenir un pitch. Il détient un pitch incroyable, mais il le délaisse à la moitié pour des considérations mystiques, chrétiennes et deleuziennes où son personnage, qui est en permanence (mais vraiment) un double de lui, connaît des révélations de cet ordre, énoncées à coups de paradoxes antithétiques répétés encore et encore. Dantec avait été comparé à Hugo un jour sur Internet dans l'outrance stylistique, le fait qu'il écrive trop, qu'il se déverse, qu'il faille trier dans l'excellent et dans les répétitions et redites en moins bien, et sur ce point, ils se ressemblent beaucoup, bien que totalement opposés idéologiquement (sauf dans la chrétienté) et ne jouant pas du tout dans la même catégorie. L'exécution de l'idée ne vaut jamais non plus le potentiel de l'idée. Je regrette que tous ses éditeurs successifs n'aient jamais essayé ou réussi à lui faire élaguer certains passages ou certaines scories qui gâchent ses romans, car il a un style impressionnant, même si énervant à la longue et qu'on peut facilement pasticher (un peu comme le grand Hugo, là encore^^).
La première novella, Vers le Nord du Ciel, est la meilleure, la plus réussie, celle où son histoire est vraiment tenue du début à la fin, même si elle possède tout de même les défauts habituels, mais dans un degré moindre. le 11 septembre 2001, le narrateur, apparemment un extraterrestre, se réveille dans la Tour Nord du World Trade Center avec pour mission auto-attribuée d'y sauver une petite fille, avec qui il effectuera un roadtrip jusqu'au Canada pour la remettre au vaisseau-mère de son espèce. C'est honnêtement un des meilleurs textes de l'oeuvre de Dantec, avec de très belles descriptions, notamment dans les paysages américains, la forêt, le chapitre "Le monde de blanc en blanc", pleins de passages coups de poing... le fait que ce narrateur alien soit un énième double idéologique de Dantec et le côté kitsch de son univers de SF sont atténués par le twist final à la Shyamalan très appréciable. Certains passages de la vie à l'américaine du narrateur avec la petite Lucy m'ont immanquablement rappelé
Lolita de
Nabokov, sans le côté sexuel. On en vient même à songer à une lecture autobiographique de cette vie en Amérique, un souvenir de séjour de vacances entre Dantec et sa fille immortalisé en fiction, la part d'autofiction étant indéniable dans son oeuvre. On a plaisir à retrouver une nouvelle fois le roadtrip qui est vraiment un leitmotiv des romans de Dantec.
La deuxième nouvelle,
Artefact, est la plus controversée et il y a de quoi. Beaucoup plus courte, et heureusement, un narrateur amnésique, et même vierge de toute connaissance sur lui-même, se réveille un matin dans une maison vide, en Toscane, dans un décor italien estival et maritime pour le moins inédit chez Dantec. Il trouve une machine à écrire grâce à laquelle il écrira la nuit, sans en avoir le moindre souvenir et ces séances d'écriture lui permettront de modifier/découvrir son identité, changeant peu à peu le décor également, en mode écrivain démiurge, narrateur performatif, parole en acte, etc. Il y a de très belles descriptions et le personnage évolue dans un univers vide, lynchéen, avec plusieurs ambiances successives... Ce simple pitch est gâché par les réflexions du narrateur/de Dantec sur les paradoxes et antithèses néo-hugoliennes du processus de création et autres concepts deleuziens sur lesquels il peut tourner en rond pendant des pages, le problème étant que le lecteur est saoulé et que Dantec cherche à rendre complexe quelque chose qui ne l'est pas vraiment... Comme souvent.
Enfin, la dernière, le Monde de ce Prince, est un récit narré par un personnage qui prétend être le petit frère du Diable et qui va commettre moult massacres sur la Terre. D'entrée, on reconnaît encore Dantec derrière sa voix, mais Dantec très énervé, qui va s'en prendre à ses cibles habituelles : Les progressistes, ceux qu'il considère comme les collaborateurs de l'Islam radical, les écologistes, les journalistes, les pédophiles, les serial killers, les gourous de sectes... Il est d'ailleurs très étrange et contradictoire que ce narrateur apparenté au Diable, qui cautionne les actes du Diable, s'en prenne alors aux marionnettes du Diable en condamnant leurs actes...! Dantec essaie de justifier la logique de son narrateur mais cela reste boiteux tout du long, jusqu'à une révélation finale que l'on sentait venir et qui rend tout un peu plus cohérent.
Comme avec Vers le Nord du Ciel, ce n'est pas parce que le narrateur s'annonce comme ceci ou cela qu'il l'est réellement, et c'est d'ailleurs le point commun de ces trois récits : Ils sont tous les trois menés par des narrateurs face à leur identité, qui ne savent pas qui ils sont vraiment, qui débitent un récit auquel on ne peut pas vraiment se fier, contenant des parts de délires ou d'aventure mentale. le Monde de ce Prince est divisée en deux moments, outre la fin en Enfer : Les tueries individuelles, spécifiques, du narrateur dans un premier temps, avec parfois des machines de tortures dignes de Saw, puis les tueries de masse dans diverses grandes villes, où il va même faire jouer l'humanité pour qu'elle décide du sort de tout un chacun dans une sorte de téléréalité ultra-morbide révélant son individualisme et ses tendances qu'il exècre, faisant jusqu'au bout son procès, jusqu'à son auto-destruction totale. Là encore, il y a des passages extraordinaires, le début, certaines victimes, la Love Parade de Berlin, le métro parisien, certaines morts horribles... mais d'autres endroits auraient dû être complètement amputés par Dantec ou par Albin Michel, où Dantec n'en finit plus d'insister sur les paradoxes, inversions et symétries de tels ou tels dispositifs dans lesquels les victimes sont enfermées...
Chaque nouvelle incarne une facette différente de Dantec, tantôt la science-fiction, tantôt la théologie, tantôt le polar ultra-violent, même si en fait chaque genre vient déborder sur les autres et qu'aucune n'est entièrement ceci ou cela. Mais encore une fois, au risque de me répéter autant que lui, s'il avait taillé à la serpe plutôt que de réasséner 15 fois les mêmes principes que lui seul fascinent, le résultat aurait été meilleur. Avec le Monde de ce Prince, il y avait de quoi pondre
Les Racines du mal 2.0, et ça n'est pas vraiment le cas, certains passages sont plutôt inspirés, d'autres vraiment inutiles, et globalement, on le trouve moins inspiré que dans ses plus grands romans. L'épiphanie du narrateur a lieu lors d'une phrase à rallonge à la
David Peace, mais sous
David Peace. Dantec a fait mieux... Je maintiens que Vers le Nord du Ciel, elle, reste incontournable pour tous ses lecteurs, même ceux qui ont décroché après les années 90.
En somme, j'ai bien apprécié, mais c'est encore une oeuvre de Dantec gâchée par ses tics et ses scories, et on aurait bien voulu qu'il entende raison là-dessus de son vivant...