Citations sur Pas dormir (93)
Une vie d’abstinence n’est pas une vie. Et réduire, mon surmoi hélas n’y suffisait pas. C’était
trop lui demander : il s’occupe déjà de ma ligne, de mon sport, de ma discipline, de ma politesse, il lui fallait boire pour affronter tout ça. Mon désespoir du soir sans boire, ça aussi, me dit la généraliste : c’était trop. Alors elle me prescrivit une molécule dont elle m’avait déjà parlé : le Baclofène. Le nom me faisait un
peu peur.
Il ne faut pas croire tout ce que
l’OMS raconte. Ce n’est que dans la rue que je compris : il n’avait vu en moi que la quadragénaire bobo, mère de trois enfants, ne pouvant abuser que d’eau
minérale et de thé vert.
J’ai commencé à boire régulièrement en 1996, à la publication de mon premier roman.
Le premier whisky à 19 heures, et le quellième autour de minuit. Les hommes surtout, mais les femmes aussi, boivent, dans l’univers des livres. Certaines luttent pour rester minces et
finissent par se nourrir d’alcool. Combien de fois ai-je préféré
prendre un autre gimlet (150 calories : gin, sucre, citron vert) plutôt que de dîner. Give
me another, Lloyd.
C’est dans l’insomnie que Proust écrit, et c’est de l’insomnie qu’il tire son écriture. L’insomnie est son laboratoire, et d’abord une expérience du temps. Elle est le lieu où s’écrit la mémoire, elle est la chambre qui contient les chambres du passé. Proust, c’est le petit garçon envoyé au lit dans l’attente du baiser de sa mère, et la fameuse madeleine est cuite
au four de l’insomnie : trempée dans du thé, elle exhale l’atmosphère de la tante Léonie, celle qui se plaignait de ne jamais dormir : « Si ma tante se sentait agitée, […] c’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la
quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. »
Les produits se sont diversifiés, avec des bénéfices sans cesse
croissants pour les laboratoires pharmaceutiques. Et de même qu’on prend plutôt de la bière ou du vin, ou plutôt du rhum ou du whisky, chaque somnifère a son heure, son indication, ses effets secondaires, ses rêves associés, ses dérives, son addiction, sa malédiction. Combinés à l’alcool leur effet est augmenté. Il
faudrait s’en passer, j’ai essayé.
Le somnifère, le vrai, celui qui marche, s’obtient difficilement sans ordonnance. Il suppose un médecin et un rituel de séduction du médecin, parfois du
pharmacien, une accointance voire une complicité.
Une relation s’installe qu’on le veuille ou non, on s’enchaîne au prescripteur, on quitte le mauvais coucheur. Another Year, le film de Mike Leigh, s’ouvre sur une scène très forte, où une ouvrière épuisée, qui ne veut que dormir, affronte une psy qui ne veut que la soigner ; l’insomniaque finit par supplier pour obtenir sa substance, quand la thérapeute confond consultation et domination.
Le sommeil est un sport de glisse, ainsi le décrivait Kafka en contemplant des skieurs : « C’était une vision de rêve, c’est de cette façon que l’homme bien portant glisse de l’état de veille dans le sommeil… Il n’y avait pour eux ni pentes, ni fossés, ni talus, ils passaient sur le paysage comme ta plume sur le papier… »
Les vAllemands nomment ces heures les heures schnaps. Les
heures où l’on voit double et triple. Le diable frappe à 3 h 33, dans le film Amityville. Dans l’insomnie clignote l’heure maudite. La Bête a bloqué les pendules et la nuit ne promet aucune aube. Il est 4 h 48 pour
Sarah Kane, l’heure de l’insomnie la plus cruelle, l’heure où en finir32. Il est 5 h 05 quand la narratrice ouvre le gaz dans Ravages de Violette Leduc.
La privation de sommeil est une torture toujours pratiquée, en Chine, à Guantanamo, en Arabie saoudite, au Maroc… Iratxe Sorzabal, membre de l’ETA, témoigne d’une « mise au secret » de cinq jours en mars 2001 dans les locaux de la police espagnole : « Si je fais la déclaration comme ils veulent que je la fasse, ils me laisseront dormir. » Nul besoin
de fers, de tonneau garni de pointes ou d’ablation des paupières : lumière constante, musique assourdissante, surveillance 24/7, position debout ou sur un pied voire allongée, car la torture n’est pas dans la
position mais dans l’insomnie même – je lis un rapport d’Amnesty International, qui dénonce cette torture dite « propre et sans contact ».
Cachée dans nos combles, tapie sous nos matelas, glissée entre les lattes du temps, d’où vient
l’insomnie ? Des fantômes ? Du cerveau ? Du mal à l’âme ? Du monde ? Qui est-ce qui ne dort pas quand je ne dors pas ?