Citations sur Pas dormir (93)
Je pense que je pense que je pense que je pense. Ici, ici, ici, une vis s'enfonce dans mon front...maintenant, -nant, -nant, une scie me débite en morceaux du présent... (...) Pas de brèche où se fuir soi-même: je suis je, et je voudrais tant être une autre, celle qui dort... Délestez-moi de ma conscience, l'atroce conscience de l'insomnie...
Un arbre sans feuilles n'est pas un arbre mort, mais un arbre qui dort, qui attend à voix basse que l'hiver se passe. Dans les forêts équatoriales, les arbres sont insomniaques. Leurs feuilles poussent sans cesse et tombent quand elles fanent, toujours renaissantes dans tout cet eveil vert. Nous déboisons ces forêts millénaires et l'insomnie s'étend. Les arbres la libèrent partout dans le monde tel un gaz maléfique, et nous nous asphyxions.
Et le champion de l'insomnie, c'est Proust – dont l'œuvre s'ouvre par la plus célèbre des mises au lit raté : « Longtemps, je me suis couché de bonheur. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors .» Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ».
Les livres que nous lisons à nos enfants sont pleins d’ours, de tigres et de lions. Nos enfants s’endorment en pensant aux animaux. Nous les élevons avec et contre les animaux ; comme si l’urgence, à leur naissance, était de leur signifier que nous sommes différents, différents et supérieurs. Nous accordons pensée et parole aux animaux, mais en les affublant de notre humanité. Nous en faisons des monstres ou des peluches. Mais l’expérience que fait l’enfant de son doudou contredit fortement l’Encyclopédie : les yeux de verre ou de plastique sont ouverts dans la nuit. L’animal veille sur le sommeil de nos petits.
p. 276-277
Marguerite Duras différenciait aussi l'insomnie "sans raison, métaphysique", et ces insomnies occasionnelles, les "soucis de la vie qui continuent la nuit". "Je n'en ai pas dormi de la nuit", disent les dormeurs aux insomniaques, qui ont envie de leur répondre qu'eux ne dorment pas de la vie.
Et comment est-on passé de ce mot des années 1990, « sans-papiers », une expression juste, descriptive, à ce mot de « migrant », qui maintient les exilés en l’air, en suspens, au participe présent, quand les émigrés, au participe passé, peuvent enfin se poser ?
Je me disais : dormir à l’abri devrait être un droit mais aussi dormir tout court, dormir d’un trait, le droit à la trêve nocturne comme il y a la trêve hivernale.
Tout le mois d’avril 2020, historiquement sec à cause du réchauffement climatique, cette forêt a brûlé, exposant les pompiers ukrainiens au double danger du feu et de la radioactivité, dans la relative indifférence de la population mondiale confinée par la pandémie de coronavirus.
p. 190
Et il faut beaucoup aimer la chapelle Sixtine et la pyramide de Khéops et le son de Coltrane et le trait de Shitao et toute la littérature pour continuer d'aimer les hommes.
"je n'en ai pas dormi de la nuit", disent les dormeurs aux insomniaques, qui ont envie de leur répondre qu'eux ne dorment pas de la vie.
p21