Citations sur Le monolinguisme de l'autre, ou, La prothèse d'origine (54)
Ce que je voudrais me rappeler moi-même, ce à quoi je voudrais me rappeler, ce sont les traits intraitables d'une impossibilité, et si impossible et si intraitable qu'elle n'est pas loin d'évoquer une interdiction. Il y aurait là une nécessité, mais la nécessité de ce qui se donne comme impossible-interdit […].
je risquerai d'abord, avant de commencer, deux propositions. Elles paraîtront, elles aussi, incompossibles. Non seulement contradictoires en elles-mêmes, cette fois, mais contradictoires entre elles. Elles prennent la forme d'une loi, chaque fois une loi. Le rapport d'antagonisme que ces deux lois entretiennent chaque fois entre elles, tu l'appelleras donc, si tu aimes ce mot que j'aime, antinomie. […]
Les voici :
1. On ne parle jamais qu’une seule langue.
2. On ne parle jamais une seule langue.
Pour démontrer, il faut d'abord comprendre ce qu'on veut démontrer, ce qu'on veut dire ou qu'on veut vouloir dire, ce que tu oses prétendre vouloir dire là où, depuis si longtemps, selon toi, il faudrait penser une pensée qui ne veut rien dire.
En disant que la seule langue que je parle n'est pas la mienne, je n'ai pas dit qu'elle me fût étrangère. Nuance.
Car c'est au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte que, depuis toujours, à demeure, je me demande si on peut aimer, jouir, prier, crever de douleur ou crever tout court dans une autre langue ou sans rien en dire à personne, sans parler même.
Un désir sans horizon, car c'est là sa chance ou sa condition. Et une promesse qui ne s'attend plus à ce qu'elle attend : là où tendu vers ce qui se donne à venir, je sais enfin ne plus devoir discerner entre la promesse et la terreur.
Cela aurait ressemblé pour moi, il y a bien longtemps, avec d'autres mots, à un terrifiant jeu d'enfant, inoubliable là-bas, interminable, je l'ai laissé là-bas, je te le raconterai un jour. La voix vivante s'en est voilée, une voix toute jeune, mais elle n'est pas morte. Ce n'est pas un mal. Si un jour elle m'est rendue, j'ai le sentiment que je verrai alors, pour la première fois en réalité, comme après la mort un prisonnier de la caverne, la vérité de ce que j'ai vécu: elle-même au-delà de la mémoire, comme l'envers caché des ombres, des images, des images d'images, des phantasmes qui ont peuplé chaque instant de ma vie.
L'« écriture », oui, on désignerait ainsi, entre autres choses, un certain mode d'appropriation aimante et désespérée de la langue, et à travers elle d'une parole interdictrice autant qu'interdite […], et à travers elle de tout idiome interdit, la vengeance amoureuse et jalouse d'un nouveau dressage qui tente de restaurer la langue, et croit à la fois la réinventer, lui donner enfin une forme (d'abord la déformer, réformer, transformer), lui faisant ainsi payer le tribut de l'interdit ou, ce qui revient sans doute au même, s'acquittant auprès d'elle du prix de l'interdit. Cela donne lieu à d'étranges cérémonies, à des célébrations secrètes et inavouables. Donc à des opérations cryptées, à du mot sous scellé circulant dans la langue de tous.
Quand on interdit l'accès à une langue, on n'interdit aucune chose, aucun geste, aucun acte. On interdit l'accès au dire, voilà tout, à un certain dire. Mais c'est là justement l'interdit fondamental, l'interdiction absolue, l'interdiction de la diction et du dire.
Sans doute vaudrait-il mieux éviter d'accréditer ici des catégories familières, de nous rassurer en elles, à quelque domaine qu'elles appartiennent.
On cède par exemple à la facilité ou au mécanisme en parlant d'interdit.