la géométrie de Daniel
LE CARRÉ POINTU
Le carré a quatre côtés
Mais il est quatre fois pointu
Comme le Monde.
On dit pourtant que la terre est ronde
Comme ma tête
Ronde et monde et mappemonde :
Un anticyclone se dirigeant vers le nord-ouest…
Le monde est rond, la terre est ronde
Mais elle est, mais il est
Quatre fois pointu
Est Nord Sud Ouest
Le monde est pointu
La terre est pointue
L’espace est carré.
p.146
Mines de rien
À L'AUBE
Le matin s'écroule comme une pile d'assiettes
En milliers de tessons de porcelaine et d'heures
Et de cailloux
Et de cascades
Jusque sur le zinc de ce bistrot très pauvre
Où les étoiles persistent dans la nuit du café.
Elle n'est pas pauvre
Celle-là, dans sa robe de soirée souillée de boue,
Mais riche des réalités du matin,
De l'ivresse de son sang
Et du parfum de son haleine que nulle insomnie ne peut altérer.
Riche d'elle-même et de tous les matins
Passés, présents et futurs,
Riche d'elle-même et du sommeil qui la gagne
Du sommeil rigide comme un acajou
Du sommeil et du matin et d'elle-même
Et de toute sa vie qui ne se compte
Que par matinées, aubes éclatantes,
Cascades, sommeils,
Nuits vivantes.
Elle est riche,
Même si elle tend la main
Et doit dormir au frais matin
Dans sa robe crottée
Sur un lit de désert.
p.151-152
La géométrie de Daniel 1939
LE ROND ET L'ÉTOILE
Pour faire une étoile à cinq branches
Ou à six ou même davantage
Il faut d'abord faire un rond
Pour faire une étoile à cinq branches...
Un rond!
On n'a pas pris tant de précaution
Pour faire un arbre à beaucoup de branches
Arbres qui cachez les étoiles!
Arbres!
Vous êtes pleins de nids et d'oiseaux chanteurs
Couverts de branches et de feuilles
Et vous montez jusqu'aux étoiles!
p.147
La ménagerie de Tristan
L’ARAIGNÉE A MOUSTACHES
L’araignée à moustaches
n’est pas Napoléon III
qui s’ennuie quand il a froid.
L’araignée à moustaches
n’a pas de robe en satin
pour trottiner le matin.
L’araignée à moustaches
Ne se rasera jamais
Elle règne au mois de Mai
Mais
ah mais
mais oui
mais
L’araignée à moustaches
habite dans un château
son ami est un corbeau
Mais
L’araignée à moustaches
S’éclaire avec une étoile
Le soleil lui sert de poêle
Mais
L’araignée à moustaches
Porte de belles lunettes
Et joue de la clarinette
Du tambour de la trompette
Et chante d’une voix nette
Fait le jour maintes pirouettes
Toute la nuit fait la fête
Et charme les grosses bêtes
Ah mais !
p.136-137
Le chat qui ne ressemble à rien
Aujourd’hui ne va pas très bien.
Il va visiter le Docteur
Qui lui ausculte le cœur.
Votre cœur ne va pas bien
Il ne ressemble à rien,
Il n’a pas son pareil
De Paris à Créteil.
Il va visiter sa demoiselle
Qui lui regarde la cervelle.
Votre cervelle ne va pas bien
Elle ne ressemble à rien,
Elle n’a pas son contraire
À la surface de la terre.
Voilà pourquoi le chat qui ne ressemble à rien
Est triste aujourd’hui et ne va pas bien.
Trois pensées trois coquelicots trois soucis
Trois soucis trois roses trois œillets
Les trois roses pour mon amie
Les trois œillets pour mon ami
Les trois coquelicots pour la petite fille si triste
Les trois pensées pour mon ami
Les trois soucis pour moi.
LE POISSON SANS-SOUCI
Le poisson sans-souci
Vous dit bonjour vous dit bonsoir
Ah! qu'il est doux qu'il est poli
Le poisson sans-souci.
Il ne craint pas le mois d'avril
Et c'est tant pis pour le pêcheur
Adieu l'appât adieu le fil
Et le poisson cuit dans le beurre.
Quand il prend son apéritif
à Conflans Suresnes. ou Charenton
Les remorqueurs brûlant le charbon de Cardiff
Ne dérangeraient pas ce buveur de bon ton.
Car il a voyagé dans des tuyaux de plomb,
Avant de s'endormir sur des pierres d'évier
Où l'eau des robinets chante pour le bercer
Car il a voyagé aussi dans des flacons
Que les courants portaient vers des rives désertes
Avec l'adieu d'un naufragé à ses amis.
Le poisson sans-souci
Qui dit bonjour qui dit bonsoir
Ah! qu'il est doux et poli
Le poisson sans-souci
Le souci sans souci
Le Poissy sans Soissons
Le saucisson sans poids
Le poisson sans-souci.
p.135
LA RIVIÈRE AUX NÉNUPHARS
La rivière aux nénuphars
Sous les ombres douces des grands peupliers
coule entre deux ponts
où les cris des canotiers retentissent plus sonores
La grenouille en robe à traîne
Dont le nom est Pulchérie
y retrouve Népomucène
L'amant goujon qu'elle a choisi
Son coassement d'amour s'épuise
devant l'éperdu silence du poisson
Et l'eau de la rivière les grise
Quand des buveurs versent leurs verres du haut du pont
Le pêcheur à la ligne près du coude
Depuis trente ans n'a pas bougé
On dit qu'il est mort à la tâche et d'oubli
Nul n'est allé le réveiller
Le flotteur rouge de sa ligne
Est un peu décoloré
C'est une vieille carotte que la lune
à minuit comme un veau semble brouter
Les étoiles sont gigantesques
La nuit dans le ciel de la ville
Et les chansons des buveurs
Semblent ne pouvoir franchir les remparts
Cette ville n'est pas rassurante du tout
on dit que de la source
une forme sort parfois au crépuscule
Comme une jeune fille nue d'un miroir
C'est peut-être bien Ophélie
C'est peut-être bien Pulchérie
C'est peut-être Népomucène
Goujon grenouille ou la jolie
Ophucène Népomélie
Pulcherouille ou grenoujon
au bord de la rivière aux nénuphars
qui coule coule entre deux ponts
p.102-103
LA MÉNAGERIE DE TRISTAN
LA GRENOUILLE AUX SOULIERS PERCÉS
La grenouille aux souliers percés
A demandé la charité.
Les arbres lui ont donné
Des feuilles mortes et tombées.
Les champignons lui ont donné
Le duvet de leur grand chapeau.
L'écureuil lui a donné
Quatre poils de son manteau
L'herbe lui a donné
Trois petites graines.
Le ciel lui a donné
Sa plus douce haleine.
Mais la grenouille demande toujours, demande encore
la charité
Car ses souliers sont toujours, sont encore percés.
p.134
Il était un grand nombre de fois
Un homme qui aimait une femme
Il était un grand nombre de fois
Une femme qui aimait un homme
Il était un grand nombre de fois
Une femme et un homme
Qui n’aimaient pas celui et celle qui les aimaient
Il était une fois
Une seule fois peut-être
Une femme et un homme qui s’aimaient.