Je me rappelle fort bien les efforts répétés d'un de mes amis de fac pour m'éduquer moindrement l'oreille à la culture reggae. Je me souviens en particulier d'un des titres des Gladiators où le tempo et la majorité des instruments marquaient une légère pause pour laisser ressortir la phrase que scandait le chanteur : « A good friend is better than pocket money ! » lequel Pocket Money était également le titre de la chanson.
Telle pourrait être la devise de l'ouvrage qui nous occupe aujourd'hui : Un bon ami vaut mieux que
de grandes espérances.
J'ai trouvé ce roman réellement remarquable car combinant à la fois une construction romanesque et une efficacité de narration, essentielles dans l'établissement de toute bonne recette de roman réussi. Mais également, ce qui est plus rare, une révélation claire tant de la pensée que de la philosophie de vie de l'auteur et qui, elles aussi, sont très intéressantes.
Charles Dickens nous invite à réfléchir sur la destinée. Les deux personnages centraux du roman ont l'un et l'autre été placés à un moment de leur existence sous l'influence d'un protecteur. D'extraction humble et populaire, ces deux personnages se voient promis à la fortune financière et à l'élévation sociale.
Ce faisant, les deux personnages en question ne sont pas impliqués, ou fort peu, dans le projet de leur protecteur. Dit autrement, on décide à leur place de leur avenir et de ce qui sera bien ou pas pour eux.
Pour alléchantes que puissent être les « grandes espérances », conduisent-elles les bénéficiaires à s'épanouir et à tendre vers le bonheur tel qu'on pourrait être enclin à le penser ?
Outre ces deux personnages, un jeune garçon surnommé Pip et une jeune fille prénommée Estella, l'auteur nous dresse une série de portraits de personnages secondaires tous plus intéressants les uns que les autres.
Parmi ceux-là, trois figures masculines semblent ressortir en constituant pour Dickens l'archétype de l'exemple à suivre. Tout d'abord Joe, le forgeron qui a accompagné Pip dans toute son enfance. Ensuite Wemmick, le clerc d'un avocat en charge des intérêts de Pip et enfin Herbert, compagnon sensiblement du même âge que Pip et qui lui sert de guide dans la vie londonienne.
Ces trois personnages mènent une vie humble, ont des rêves modestes et accessibles et savent se montrer judicieux dans le choix de leurs épouses. Raisonnables, la tête sur les épaules, pas intéressées par l'argent et accessoirement belles mais ce n'est jamais la priorité, les qualités humaines devant constituer l'essentiel de la dot.
Seul Joe semble avoir commis une petite erreur en s'appariant dans sa jeunesse à une femme dont la principale qualité était sa beauté physique.
Parallèlement, une kyrielle de personnages intéressés fourmillent autour de ces trois figures et sont copieusement égratignées par l'auteur.
Une autre figure est à distinguer, celle de l'avocat Jaggers, qui symbolise selon moi l'ambition mais pas la cupidité. Dickens le présente comme quelqu'un d'éminemment compétent dans son domaine, respecté et/ou redouté (l'un entraînant probablement l'autre) qui est l'exemple type de la réussite professionnelle, mais qui a une vie privée aussi aride que les comptes-rendus d'audience et qui ne saurait donc être un parangon d'être accompli.
Pip, quant à lui, bien qu'intimement persuadé qu'il commette une profonde erreur n'arrive pas à se défaire de l'amour qu'il porte à une jeune fille remarquablement belle et dont la beauté, semble la principale qualité.
Nous cheminons dans ce parcours initiatique du jeune Pip tel que pourrait le faire un Candide qui, volant de déroute en déconvenue, apprend à aimer sa Cunégonde pour ce qu'elle est intrinsèquement et plus nécessairement pour sa beauté, élément qui était déterminant pourtant au départ.
L'auteur s'appesantit également sur le tragique destin du protecteur, quel qu'il soit, qui s'expose à être déçu de l'évolution du protégé, qui ne répond pas toujours exactement aux espérances qui étaient fondées sur lui. On pourrait rajouter qu'il en va de même pour le protégé qui espérait certainement un protecteur tout autre. En ce sens, il y a probablement quelque chose de l'ordre de la relation parents/enfants qu'essaie de nous faire percevoir
Charles Dickens. Ô vous, chers parents, de par les siècles et de par le monde, vous avez toujours fondé des espoirs sur votre descendance. Tous ces beaux héritages, toutes ces belles situations, tous ces beaux mariages, toutes ces belles écoles, tous ces beaux métiers, vous vous souvenez ? Est-ce que vos soins attentifs et attendris prendront part dans l'éventuel bonheur ou malheur de votre enfant ? Vous sera-t-il reconnaissant d'avoir choisi pour lui l'orientation de sa vie ? Répondra-t-il à vos attentes les plus profondes ? À quoi vous exposez-vous en agissant de la sorte ?
C'est donc un magistral édifice que nous a construit
Charles Dickens, que je vous conseille tant pour l'humour qu'il ne manque jamais de distiller à droite à gauche dans ses pages, que pour le plaisir de se laisser embarquer dans la narration, que pour sa portée philosophique, psychologique et sociologique. Au fil du roman, il nous fait l'éloge des gens simples qui savent avoir des ambitions raisonnables, qui mettent en oeuvre quelques principes comme la fidélité en amitié ou la droiture morale et qui comptent sur leur propre travail pour se créer un petit paradis, tout petit, à leur image, mais bien à eux.
En manière de conclusion je vous dirais : Ô vous tous qui avez
de grandes espérances ; souvenez-vous du message de Dickens et des Gladiators réunis : a good friend is better than pocket money. (Qu'on pourrait transcrire grossièrement en français doctrinal sous la forme : « un ami véritable vaut plus que tout l'argent du monde. » et en langage reggae comme quelque chose du genre : « Yeah man ! à Babylone, avoir un bon pote c'est peut être pas le zion, mais c'est quand même mieux que d'avoir seulement son pèze à qui parler. »)
Mais comme toujours, pour les traductions hautement fidèles comme pour le reste, ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
P. S. : la traduction de
Charles Bernard-Derosne revue par
Jean-Pierre Naugrette pour le Livre de Poche est excellente, certaines autres semblent de plus piètre aloi.