Notre monde, qui a fait naître ces douleurs, ces fuites et ces silences. Notre monde, le pays des coeurs de pierre.
L'homme avait façonné un monde à l'image de ses propres angoisses : fragile, instable, prêt à rompre à chaque instant, incapable de contrôler le flux de perturbations qui le déformait. Alors les survivants ont décidé de rompre avec les fondements les plus instables de la nature humaine : les émotions.
À seulement onze ans, son être entier bouillonne, en état d’appétit permanent. Il passe le plus clair de son temps à tenter de contenir une onde qui ne cesse d’en générer une autre, puis une autre, puis une autre encore. Chez Jeb, des émotions sans noms se multiplient, des émotions dont il ne sait même pas qu’elles en sont, sans objectif, sans autre but que de le connecter à ce monde qui les refuse. Il se sent vivant grâce à elles, debout grâce à elles. Il les devine chez les autres enfants de son âge. Mais pour lui, comme pour eux, ces émotions s’entrechoquent et se cognent, condamnées à des explosions secrètes. Elles s’écrasent contre ses lèvres closes, derrière ses paupières fermées, elles étouffent dans ce poing qu’il garde serré tout au fond de sa poche. Les dire, les exprimer, il n’en a pas le droit. C’est sur la Table des Lois, au mur de la salle d’enseignement, et sur chacune des stèles de l’aire de vie. Après son entrée dans le Programme, il sait qu’il ne ressentira plus rien, lui non plus. Qu’il sera comme les autres, qu’il sera un membre à part entière de la Communauté.
Elle appréhende ce lieu nouveau, ces visages avec lesquels il faudra se familiariser, ces débuts d’amitiés qu’il ne faudra pas trop brusquer. Elle attend le moment de s’ouvrir en grand à cette nouvelle vie qui l’attend. Elle commence à avoir l’habitude de cet état d’entre-deux. Mais le grésillement dans ses pensées est de plus en plus tenace, difficile de faire semblant que tout va bien.
Les responsabilités que ça implique, le travail à fournir, et combien c’est une étape importante pour la suite de son parcours scolaire.
Les émotions n’ont pas de noms dans ce monde où ils vivent. Si les enfants peuvent encore les ressentir, il sait qu’il faut les taire, les taire jusqu’à les oublier, et que les adultes ne doivent rien en savoir. Car sinon, on “disparaît”.