Féru de romans noirs, vous cherchez à vous mettre sous la dent un thriller psychologique qui bouscule vos habitudes très Sonatiniennes dernièrement (oui car vous commencez dangereusement à vous habituer aux codes de cette maison d'édition) et désespérez de vous enthousiasmer un jour à nouveau. Ne cherchez plus.
Crime et Châtiment est l'ouvrage qu'il vous faut.
À mon sens il surclasse tous les polars et thrillers qui soient ou du moins, tous ceux que j'ai eu la chance de lire, preuve – s'il en est – que contemporain ne rime pas toujours avec "souverain" et classique avec "abdique". Pour ma part, j'ai longtemps fui ce pavé en raison de son auguste réputation qui m'impressionnait voire me terrorisait. Et quelle erreur ! Quelle bêtise même d'avoir attendu si longtemps pour me confronter à ce colosse littéraire !
Plongée vertigineuse – mais ô combien passionnante ! – dans la psyché humaine et plus spécifiquement dans les pensées parasites et obsessionnelles d'un homme (Raskolnikov) qui décide de tuer,
Crime et châtiment est l'odyssée d'un meurtre et le récit de ses conséquences, décliné en six chants qu'il est dans un premier temps difficile d'appréhender mais qui finissent lentement mais sûrement par nous ensorceler.
Le génie de
Crime et Châtiment tient en partie de la psychologie de son personnage principal que l'auteur décortique au sentimètre (1) près : de la préméditation du crime – voire de son propre conditionnement – à la paranoïa en passant par le délire qui, d'ailleurs, en vient à l'aveugler sur sa propre situation. Il s'écrit ainsi à propos d'un autre protagoniste : "Peut-on parler comme elle le fait, quand on n'est pas folle ? Peut-on demeurer tranquille en allant à sa perte et se pencher sur cette fosse puante qui l'aspire peu à peu, et se boucher les oreilles quand on lui parle du danger ?". Or ces interrogations peuvent tout autant s'appliquer à lui. La rigueur descriptive du texte permet d'appréhender la notion de folie avec une contiguïté inouïe mais aussi de matérialiser l'asphyxie progressive qui s'ensuit. En effet, l'égarement de Raskolnikov est à la fois mental et géographique : ce dernier évolue de manière très circulaire dans Saint-Pétersbourg et ses trajectoires semblent se resserrer au fil des parties.
Cette construction géographique s'accompagne d'une fluctuation volontaire du rythme – ou plutôt de l'intensité dramatique – qui exacerbe la curiosité du lecteur et maintient admirablement son intérêt sur plus de sept cents pages (!). Ce choix judicieux résulte en fait du format sous lequel est publié
Crime et Châtiment en 1866 – celui du feuilleton c'est-à-dire un roman paru chapitre par chapitre dans un journal (Le Messager russe ici). À mon sens, l'oeuvre de
Dostoïevski s'apparente également à une pièce de théâtre en non plus six parties mais six actes qui voient des personnages se croiser, quitter la scène, y revenir etc. À ce récit divinement bien construit où aucun détail n'est futile s'ajoute une plume éminemment singulière. Pleine d'emphase, elle s'avère pour autant d'une précision machiavélique et délivre des dialogues – ou devrais-je dire joutes verbales ? – savoureux entre Raskolnikov et Porphyre notamment.
Certains échanges, dont celui – fascinant ! – sur la différence entre les hommes ordinaires et les hommes extraordinaires qui éclaire le véritable mobile, jusque là tacite, du meurtre m'ont rappelé les dialogues de
Platon et la maïeutique chère à Socrate. D'une richesse formidable, chaque conversation jouit d'une portée philosophique voire éthique et prête à réflexion : la maladie détermine t-elle le crime ou bien est-ce le crime qui s'accompagne par nature d'une maladie ? Quel rôle joue le milieu social dans le passage à l'acte ? L'assassinat d'une personne fourbe et perverse peut-elle enfin être légitimée par les bienfaits que cette disparition entraînerait pour une tierce personne ? Autrement dit, peut-on tuer si notre intention originelle est louable ? Ces questionnements sur les possibles causes du crime et, plus largement, sur le droit au meurtre se doublent de spéculations intéressantes sur l'individualisme et l'existentialisme (emprunt de christianisme ici).
Crime et Châtiment est en outre un roman sociétal qui brosse un portrait sans fard de Saint-Pétersbourg à l'époque tsariste : prostitution, dénuement des quartiers populaires, alcoolisme, insalubrité, maladies... Rien n'échappe à la plume de lynx de l'auteur, pas même la violence de l'époque, qu'elle soit vécue (la tentative de suicide d'une jeune inconnue sous les yeux indifférents de Raskolnikov) ou rêvée (le songe où une jument est torturée par des ivrognes). du reste, la représentation – très stéréotypée – des femmes que dresse
Dostoïevski dans la forme ("Je me sens triste, si triste ! Comme une femme") comme dans le fond (on a droit à tous les clichés : la mère courage, la soeur virginale et la sainte catin), a le mérite d'être représentative du sexisme de l'époque et n'est pas, à ma grande surprise, exempt d'une réflexion sur la libération de la femme, son égalité avec l'homme ou encore sur la notion d'union libre. L'auteur est donc tout pardonné.
En revanche – et en dépit de toute ma bonne volonté (si si !) – je ne peux me résoudre à absoudre l'épilogue qui constitue donc mon seul bémol. Je n'entrerai pas dans les détails afin de ne pas vous spoiler mais l'influence religieuse – et plus spécifiquement chrétienne – qu'on y devine m'a profondément gênée. Ne vous méprenez pas, je respecte les convictions de
Dostoïevski – et plus largement de tout un chacun – mais je ne peux m'empêcher d'éprouver de la déception face à un dénouement qui me semble éminemment en deçà des qualités réflexives exceptionnelles de ce roman. J'attendais le climax dramatique que laissait présager l'évolution progressive de la tension narrative et suis donc restée sur ma faim.
Une oeuvre magistrale toutefois, merveilleusement construite et écrite, qui s'insinue dans les méandres d'un esprit retors avec brio et pose de multiples questions (éthiques, philosophiques, sociétales). Un monument de la littérature.
(1) Rassurez-vous, ma rigueur orthographique ne s'est pas subitement envolée. Ce n'est donc pas une faute ici mais un mot-valise qui associe sentiment à centimètre.
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