Crime et Châtiment est un roman puissant, époustouflant, inoubliable à plus d'un titre.
Le roman dépeint l'assassinat d'une vieille prêteuse sur gage, Aliona Ivanovna, et de sa soeur, par un ancien étudiant de Saint-Pétersbourg, Romanovitch Rodion Raskolnikov, et des conséquences émotionnelles, mentales et physiques qui vont s'accomplir sur le meurtrier.
Crime et Châtiment est le roman que je préfère de
Dostoïevski. Je m'en vais tenter de vous convaincre des raisons de cette passion, même si, tout comme le crime dont il est question ici, je ne suis pas certain de savoir bien me justifier...
Tout d'abord, c'est une vaste fresque qui porte une réflexion sur l'acte gratuit d'un crime, la folie et la justice.
Lorsque Raskolnikov décide d'assassiner Aliona Ivanovna, a-t-il des raisons précises ? Au début, il y a quelque chose qui pourrait expliquer ce crime, non pas le justifier entendons-nous bien, - quoique j'y reviendrai un peu plus tard sur cela -, l'assassinat de cette vieille femme, Aliona Ivanovna, prêteuse sur gage qui s'enrichit sur le dos des étudiants les plus démunis.
Prendre son argent pour servir la cause commune et l'humanité dans son besoin, l'idée est belle, à la manière de Robin des bois. Un seul petit crime de rien du tout porté à l'encontre d'une vieille usurière, phtisique, haineuse, nuisible, ne justifierait-il pas cette noble cause ? Ce n'est pas moi qui le dit, mais c'est bien le propos du début du roman qu'un étudiant évoque devant Raskolnikov et qui ne tombe sans doute pas dans l'oreille d'un sourd. Alors, cette explication serait-elle donc le seul et véritable mobile du crime ? Trop simple peut-être pour l'âme tourmentée de
Dostoïevski. Raskolnikov entend le propos rationnel de l'étudiant. Ce n'est peut-être pas dans cette discussion que l'idée de ce meurtre naît et germe, peut-être vient-elle bien avant, longtemps avant, dans les tourments lointains d'une âme d'enfant...
Raskolnikov est un ancien étudiant en droit âgé de vingt-trois ans, sans le sou. Il a dû abandonner ses études et vit désormais dans un quartier mal famé de Saint-Pétersbourg. Après qu'il a vendu son dernier bien, la montre de son père, à la vieillee usurière, une idée lui vient à l'esprit : assassiner celle-ci.
Le texte décrit avec une énorme précision comment il la tue. La scène est horrible. Mais les choses ne se déroulent pas tout à fait comme prévu... Je n'en dirai pas plus, bien que tout cela soit déjà passé à la postérité. L'intérêt du roman figure ailleurs et sans doute dans la complexité du personnage principal. Voyager dans la tête de Raskolnikov, dans les tréfonds de son âme, c'est plonger dans une odyssée abyssale à part entière, une immersion en terre inconnue.
Il y a des moments étranges, avant, pendant et après ce crime, où l'on ne sait pas trop ce que Raskolnikov pense de son acte. Est-il fou ? Est-il rêveur ? Est-il naïf ? Est-il malade ? Est-il dans un état second ? C'est sans doute l'une des forces du roman, nous interroger sur le dessein de cet homme. S'empare-t-il d'une raison factuelle qui pourrait éventuellement trouver une justification, non pas au sens pénal, mais au sens de la morale, d'une forme de légitimité ?
Le crime que commet Raskolnikov n'est pas construit comme une tragédie antique, ni comme une enquête policière, un drame qui serait bien ficelé selon les codes classiques, bien que tous les ingrédients du procédé soient au rendez-vous. On connaît le coupable dès le début de l'histoire. Tout l'art du récit est de comprendre le cheminement de l'assassin, pendant et après, et c'est là que l'auteur est génial.
Ce crime crapuleux, horrible dans des gestes qui s'apparentent à de la folie, est sans doute l'acte fondateur du roman.
Il n'y a pas d'idée rationnelle établie pour expliquer, ni même comprendre. On est dans l'acte pur et non dans l'interprétation. Impossible de dire ce qui l'a poussé à faire ce crime... Peut-être est-ce tout simplement une chaleur épouvantable sur la ville de Saint-Pétersbourg qui empêche de respirer, aussi brûlante que la lumière sur la lame d'un couteau, qui poussa Meursault au meurtre de l'arabe dans l'Étranger de Camus.
Raskolnikov va même jusqu'à convoquer Napoléon, c'est grandiose, grotesque et osé, cette justification pour expliquer ce droit de tuer dont pourraient prétendre les hommes extraordinaires.
À quel endroit se situe le commencement absolu de la pensée de Raskolnikov, où prend-elle sa source ?
Là où je trouve que le talent de
Dostoïevski est terriblement prodigieux, c'est qu'il nous amène à visiter des zones sombres de notre âme qui nous paraissaient jusqu'alors totalement inconnues. Ah, si nous n'étions dotés que d'un cerveau reptilien, que de meurtres nous serions alors coupables !
Il serait absurde de rechercher une explication psychologique à ce roman. Il n'y a sans doute aucune interprétation psychologique. Même Raskolnikov tente de le faire auprès de Sonia Marmeladova, fille d'un ami et prostituée auprès de laquelle il a avoué son crime, elle ne comprend pas, comme si les paroles étaient impuissantes à toutes tentatives de vouloir trouver un sens. J'ai particulièrement aimé ce personnage de Sonia Marmeladova, personnage central dans l'itinéraire de Raskolnikov. Elle est emplie d'empathie et d'humanité et veut à toutes forces ramener Raskolnikov à la communauté des humains, le convaincre qu'il doit pour cela avouer son crime. C'est un moment particulièrement beau, qui permet de jeter un peu de lumière dans la noirceur de cette histoire.
C'est en ce sens que ce roman est peut-être moderne et aborde les prémices du nouveau roman. Ce roman nous oblige sans cesse à revoir nos codes, à nous coller à la réalité, une réalité crasseuse certes, mais à ne jamais cogiter, imaginer ce qui fut et ce qui sera, seulement se cantonner à ce qui est.
J'ai été émerveillé de découvrir des rais de soleil au travers de la nuit nébuleuse que propose
Dostoïevski, par exemple l'amitié entre les personnages, la tendresse envers une prostituée qui veut à toute force porter son aide à Raskolnikov...
Certains des autres personnages du roman sont tout aussi troublants et rendent de surcroît Raskolnikov sympathique et presque attachant.
Se pose alors la question de la justice, de toute justice face à un crime : coupable ou pas, responsable ou pas ? Bien sûr, Raskolnikov est coupable et aucune justice ne le démentira...
La légitimité que s'octroie Raskolnikov vis-à-vis de son crime est l'absence apparente de conscience dans la dimension de ce crime, cette vigie censée nous aider à faire le tri entre le bien et le mal dans nos actions, cette torture qui pourtant peut se réveiller et marteler sans cesse certains coupables.
Vous vous rappelez, l'oeil de Caïn, thème magnifiquement décrit dans le poème de
Victor Hugo, La conscience, dans La Légende des siècles. Pourtant, cette conscience va s'éveiller, sans doute grâce à l'aide de Sonia Marmeladova, explique alors cette métamorphose, comme un saut de puce, du crime crapuleux jusqu'à la prise de conscience, non pas forcément que Raskolnikov trouve son crime horrible, mais parce qu'il doit en faire l'aveu afin de tenter de réduire sa peine devant une probable justice à venir, éviter la peine capitale... Ce que lui transmet alors Sonia Marmeladova, c'est cette envie de vivre, continuer à vivre... J'y ai vu ici comme une magnifique preuve d'amour... Et une possible résurrection pour Raskolnikov, sortir de sa folie...
Enfin, je ne peux pas résister à imaginer ce que de célèbres détectives ou policiers auraient pensé de ce crime...
À la manière de Sherlock Holmes :
- Mon cher Holmes, ne pensez-vous pas que ce fameux Raskolnikov, à vouloir sans cesse s'accuser du crime de cette prêteuse sur gage, à nous convaincre presque qu'il serait le coupable idéal, n'use en fait d'une stratégie habile pour justement chercher à se disculper totalement ?
- Élémentaire, mon cher Watson !
À la manière de l'inspecteur Colombo :
« Pardonnez-moi Monsieur Raskolnikov de revenir vous importuner un peu, mais il y a quelque chose qui me chiffonne, tout de même... Ma femme qui est une grande admiratrice de Napoléon, mais qui a aussi une âme sensible et généreuse, me dit souvent que rien ne peut excuser le fait de perpétrer la mort, que ce soient venant d'hommes ordinaires, ou bien d'hommes extraordinaires. Or, justement, je voudrais revenir sur vos derniers propos concernant Napoléon, si vous me le permettez. Je ne vous dérange pas au moins ? »
À la manière d'Hercule Poirot :
« Je trouve que ce Monsieur
Dostoïevski n'a aucune élégance, dans sa manière de divulguer le nom du coupable dès les premières pages de l'histoire. C'est pour le moins indélicat et même choquant ! »
Écrire ce billet m'a donné une envie furieuse de continuer de cheminer dans l'oeuvre de ce romancier sublime.