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Critique de Ahenomartinusbarbus


« Non, il n'est pas bon à l'homme de se connaître lui-même. »

L'Esprit souterrain contient deux parties : la 1ère se nomme « Katia », la seconde « Liza » mieux connue sous le nom « Carnet(s) du Sous-sol » (ou d'autres titres comme le Sous-sol, le Souterrain, Mémoires écrits dans un souterrain, Notes d'un souterrain…), ma critique porte sur cette seconde partie.

Si vous ne savez pas quel Dostoïevski choisir pour commencer et si vous répugnez à escalader les 900 pages de ses grands romans, Carnet du Sous-sol vous donnera une parfaite idée de cet auteur. Avec lui viennent à la fois maturité (1864, deux ans avant Crime et Châtiment) et modernité (càd rupture d'avec son temps, du Gogol retourné sur soi, ½ siècle avant Proust ou Kafka) : quasiment plus d'histoire mais une sorte d'autoportrait hallucinant, grotesque, cynique et tourmenté, ou comment une frustration superbe cherche querelle à tout ce qui vient heurter sa sortie à l'air libre (« J'avais pris l'habitude de faire cette promenade, à la tombée de la nuit, à l'heure où la foule des petits commerçants et des ouvriers, avec leurs visages soucieux jusqu'à la méchanceté, devient plus compacte, à cette heure où le travail quotidien est fini »). C'est le genre d'introspection très risquée qu'on déconseillerait à un jeune écrivain en recherche d'épate, mais c'est sans compter l'acuité corrosive et la malice à tiroirs de notre auteur, il a 43 ans, et 4 ans de bagne derrière lui : il sait parfaitement manier le scalpel ironique nécessaire à une telle opération à coeur ouvert, et dose à souhait le cocktail explosif que confère l'orgueil d'une timidité sûre d'elle-même, cet orgueil à fleur de peau d'une timidité rougissante (on rougissait à l'époque), la timidité, cette grande décapsuleuse des âmes (« La timidité, source inépuisable de malheurs dans la vie pratique, est la cause directe voire unique, de toute richesse intérieure » Cioran).

Il faut croire et ne pas croire ce qu'on écrit lorsqu'on se prête à un tel autoportrait (« Je vous jure, messieurs, que je ne crois pas un traître mot de tout ce que je viens d'écrire ») : 'exilé du monde en soi-même', un cerveau qui se pense lui-même se préserve ainsi de la folie. Les premières phrases vous mordent à pleine dents et ne lâcherons plus prise, passant du monologue (car « de quoi les gens (…) parlent-ils le plus volontiers ? Réponse : D'eux-mêmes. »), au souvenir d'une lamentable humiliation (« Monsieur le lieutenant Zvierkov, commençai-je. Sachez que je hais les phrases, les phraseurs et les tailles fines. Voilà mon premier point. »), avant de poursuivre avec la rencontre de cet archétype pour l'auteur (la prostituée rédemptrice) esquinté pitoyablement en guise de vengeance personnelle (« Mais faire des cérémonies pour toi ? ― Descends-la dans sa tombe, Vamoukha. Même ici elle a les pieds en l'air ! C'était sa destinée… »), une courte lumière d'espoir où le narrateur, on dira, se fait un film (« Ici je me lançais dans des subtilités européennes à la George Sand (…) Mais maintenant tu es à moi, maintenant tu es ma création, maintenant tu es pure et belle, tu es ma femme (…) Puis, nous commençons une vie charmante, nous allons à l'étranger, etc., etc., etc. Je me faisais honte à moi-même, et je finissais par me tirer la langue. ») pour enfin se conclure en comédie de moeurs, où le valet de circonstance en prendra pour son grade (le beau style nerveux de Dostoïevski dans « je ne veux pas, je-ne-veux-pas les lui donner, tout simplement je ne veux pas, et je ne veux pas parce que je ne veux pas, parce que c'est ma volonté de maître, parce qu'il est insolent, grossier : mais s'il demande respectueusement, alors peut-être m'adoucirai-je ; autrement il attendra encore quinze jours, trois semaines, un mois entier ») avant un clap de fin glaçant à souhait.

Exemple parmi d'autres du Dostoïevski déjà tout déployé ici. Il y a la hache du chef d'oeuvre qui suivra : « Elle devint pâle comme un mouchoir, voulut parler, mais ses lèvres se convulsèrent, et elle s'affaissa sur sa chaise comme si elle venait de recevoir un coup de hache ». Et ceci qu'on retrouvera dans l'Idiot : « Il y a des femmes… plus elles aiment, plus elles querellent, parole ! J'en connaissais une de ce genre : « Je t'aime ! c'est par amour que je te tourmente ; devine-le donc ! » Sais-tu qu'on peut tourmenter un homme par amour ? Les femmes sont ainsi ! Et elles pensent en elles-mêmes : « Mais en revanche combien l'aimerai-je après ! Je le caresserai tant que je peux bien le piquer un peu maintenant… ». Voici sa variante dans l'Idiot : « Sais-tu bien qu'une femme est capable de torturer cruellement un homme, de le tourner en dérision, sans en éprouver le moindre remords de conscience ? Car, chaque fois qu'elle te regarde, elle se dit : « à présent je lui ferai souffrir mille morts ; mais après, mon amour le dédommagera... » ».

Ce fut aussi l'occasion pour moi de constater combien Nietzsche doit à Dostoïevski dont il était bien sûr le lecteur. Cette phrase par exemple aurait pu être un aphorisme de Nietzsche : « Mais… Nous autres, habitants du souterrain, il faut nous tenir en bride. Nous pouvons garder un silence de quarante ans. Mais, si nous ouvrons la bouche, nous parlons, parlons, parlons… ». Voici comment Nietzsche commence son avant-propos à l'Aurore : « Dans ce livre on trouvera au travail un homme « souterrain », un homme qui perce, creuse et ronge. On verra, en admettant que l'on ait des yeux pour un tel travail des profondeurs ─, comme il s'avance lentement, avec circonspection et une douce inflexibilité, sans que l'on devine trop la misère qu'apporte avec elle toute longue privation d'air et de lumière ; on pourrait presque le croire heureux de son travail obscur. »

On trouve aussi chez Dostoïevski le futur troupeau nietzschéen : « Mon développement intellectuel était morbide, comme est celui de tout homme cultivé de notre temps. Eux, au contraire, stupides, étaient pareils entre eux comme les moutons d'un troupeau. ». Ou encore (dont le coup de fouet résonne étrangement avec la crise du philosophe témoin d'un cheval fouetté) : « J'aurai tout de même donné le soufflet, j'aurai pris l'initiative, et il sera obligé de se battre ! et ces têtes de mouton seront pour la première fois en face d'une âme vraiment tragique, la mienne !… Fouette, cocher, fouette ! ». Dernier exemple : « Un homme d'action est essentiellement borné : un homme à caractère, un homme d'action est essentiellement borné », dans les Carnets de Dostoïevski. Dans le Par-delà de Nietzsche, aphorisme 107 : « Une fois qu'une décision est prise, il faut fermer les oreilles aux meilleurs arguments contraires. C'est l'indice d'un caractère fort. Par occasion il faut donc faire triompher sa volonté jusqu'à la sottise. » (De Gaulle a dit qqchose de similaire).

Nietzsche, penseur écrivain. Dostoïevski, écrivain penseur. Même dans leur style : chez le second, ces retournements d'une pensée espiègle, aux parenthèses typiques de la danse du premier : « Et je me posais philosophiquement cette question (à étudier aux heures de loisir) : Que vaut-il mieux, un bonheur médiocre ou des souffrances supérieures ? Hein ? Que vaut-il mieux ? ».

Pour ceux qui ne le connaisse pas, Dostoïevski est un intellectuel pur : « J'ai une habitude à ce point invétérée de penser et de réfléchir d'après les livres et de me représenter tout au monde comme si je l'imaginais moi-même dans mes rêves ». C'est aussi un sensuel et chez lui vous trouverez des femmes et des hommes : mais s'il les dit « belles » ou « beaux », qu'ajouter de plus pour le physique. Il n'a pas la sensibilité évocatrice d'un Tolstoï (ses descriptions de la nature), ni le goût des images frappantes d'un Nabokov (Autres Rivages). Ce qu'il veut c'est l'électrique des situations : il le crée par différence de potentiel entre 2 personnalités qui s'entrechoquent comme des silex et dont les étincelles illuminent, un bref instant, un moi changeant et inquiétant, entrevu dans l'ennui (« il avait quitté Saint-Pétersbourg et s'était mis à voyager, espérant peut-être trouver quelque distraction, quelque diversion à ses éternels ennuis »). Ce choc peut être les rapports de maître à esclave (ex. parmi tant d'autres, du valet des Carnets – rapports que Nietzsche, encore, théorisera), d'amour ou de haine, et je termine avec cette pensée tirée du même Sous-Sol, pensée à retardement (comme la bombe), qui tranche radicalement avec l'esprit de notre époque : « Je suis allé si loin en ce sens qu'aujourd'hui je crois fermement que l'amour consiste en ce droit de tyrannie concédé par l'être aimé ».
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