La lecture d'un roman aussi puissant que
Les Démons, invite à la modestie si l'on prétend en dire quelque chose de pertinent, lorsque l'on n'est pas un spécialiste de
Dostoïevski, mais un simple lecteur. Qu'est-ce qui me frappe dans ce roman ? Les lecteurs peuvent, en effet, éprouver des impressions différentes.
Des critiques de haute volée, des spécialistes érudits, dont je ne suis pas, ont donné des analyses pénétrantes sur la filiation politique, intellectuelle, philosophique de ce roman, dans le climat qui régnait alors dans l'empire russe du début du 19ème siècle, aux années 60 - 70 du même.
Je me permets de renvoyer les Babéliens à un excellent article paru dans la revue russe, année 1999, de
Michel Niqueux, intitulé La généalogie des Démons. Introduction au roman de
Dostoïevski.
Face à des romans de cette ampleur, j'effectue toujours quelques recherches complémentaires me permettant de combler mon ignorance des contextes, de la vie et du parcours de l'auteur, etc. L'article de M. Niqueux que vous trouverez sur Internet, est remarquable à cet égard. Mais il y en a d'autres…
Malgré tout, ce que j'ai retenu de ma lecture, ce sont des personnages nombreux interagissant par un incessant dialogue, dans une société hallucinée, bruyante, tragique, dominée par une figure centrale démoniaque, et qui est traversée par les questions aussi fondamentales que celles de l'existence de Dieu, de la figure du Christ, de l'athéisme, du nihilisme, de la vision de l'avenir de la Russie.
J'avais été étonné par le foisonnement des personnages du roman
Les Frères Karamazov et leurs interactions à partir de dialogues nombreux, nourris, réalistes. C'est le cas dans
Les Démons. le caractère des personnages se dévoile moins par une description psychologique, que par les échanges qu'ils ont les uns avec les autres et qui révèlent leur nature, leurs désirs profonds, leur système de croyances, leur vision du monde et de la société russe.
Dostoïevski laisse vivre et évoluer ses personnages, comme si le marionnettiste avait laissé tomber ses fils en insufflant, par la magie, à ses marionnettes, une existence autonome, un libre-arbitre, les rendant indépendants de leur créateur.
Dostoïevski est l'un des plus grands maîtres du dialogue en littérature.
C'est par les dialogues que les personnages se révèlent comme hallucinés, hystériques, outranciers dans leurs passions. le lecteur éprouve une sensation bizarre face à ces hommes et ces femmes qui vivent dans le plus grand désordre psychologique et qui créent une atmosphère particulièrement bruyante et stressante. On croit les entendre crier tout le temps, s'agiter en tout sens. de vrais possédés !
Au milieu de ce tourbillon bruyant, domine un aristocrate absolument démoniaque, Nicolaï Stavroguine. Il fascine toute cette société qui s'agite autour de lui. Et, comme les insectes qu'attire la lumière, les hommes, les femmes subissent sa séduction ou sa puissance, ou, pour leur désespoir, son indifférence. C'est un astre sombre, admiré, haï, craint tout à la fois. Même sa mère, la tyrannique Varvara Pétrovna, ne l'aborde qu'avec prudence et lui passe tout.
Son principal admirateur, Piotr Stépanovitch, rêve de lui en nouveau tsar de Russie. Stavroguine est son idole, son dieu ; son désir d'un chaos duquel émergerait la Russie des élites dominant un peuple arriéré qui se soumettrait facilement à la discipline, il ne l'imagine qu'à travers Stavroguine, que pour Stavroguine.
Mais ce dernier, bien qu'il laisse Piotr Verkhovenski, s'affairer autour de lui, établir des plans sur la comète pour son compte, provoquer des meurtres « politiques » pour lui, (celui de Chatov en particulier), se montrera indifférent à l'utopie de son ami qu'il humilie en permanence d'une aristocratique condescendance.
Stavroguine, en réalité, s'ennuie. Pour tuer son ennui, il commet toute sorte d'affreusetés, jusqu'à séduire et violer une petite fille de 12 ans qui se pendra, jusqu'à laisser faire les assassins de sa femme, une pauvre fille un peu dérangée, un peu infirme qu'il a épousée par jeu, par défi, du temps de ses débauches avec ses camarades à Saint-Pétersbourg.
Jusqu'à enlever avec son consentement Lisa, pourtant fiancée à Nicolaï Mavriki, jusqu'à la laisser s'enfuir sur les lieux de l'assassinat de Marie Timoféïévna Lébiadkine, sa femme, pour y trouver la mort, lynchée par la population.
Jusqu'à séduire la femme de l'étudiant Chatov qui reviendra à son mari pour mettre au monde l'enfant de Stavroguine et mourir avec son bébé, dans le soupçon du malheur survenu à ce mari qu'elle avait quitté pour le démon.
Et bien d'autres ignominies encore…
On croit qu'il est fou. Son comportement irrationnel, fantasque, désinvolte, pourrait le laisser penser ; mais dans sa confession au moine Tikhône, il démontre qu'il n'est pas fou et qu'il possède toute sa raison ; il veut que le monde entier connaisse ses crimes ! Car il ne peut plus supporter les « démons » de la culpabilité qui l'assaillent, qui submergent son être entier d'hallucinations, de fantômes.
Si seulement ces démons pouvaient s'enfuir dans un troupeau de pourceaux et se jeter du haut d'une falaise, il serait délivré comme le possédé du Christ. Ne recherchait-il pas la rédemption par la plus dure des expiations, celle d'une confession publique de ses crimes, et par là-même d'un opprobre public ? Tikhône ne l'a pas convaincu d'une rédemption possible, d'une rencontre avec l'Agneau.
Varvara Pétrovna trouvera son fils pendu comme la petite fille de 12 ans qu'il avait outragée, retrouvant dans la mort les autres victimes qu'il avait subjuguées de leur vivant, sa femme, son beau frère, Chatov, la femme de Chatov, Lisa, son précepteur, etc., etc. Roman véritablement tragique...
Dostoïevski, nous fait connaître aussi les courants de pensée et les controverses intellectuelles, qui ont agité la Russie à une époque de récente abolition du servage par le tsar Alexandre II en 1861. le courant libéral, les idées socialistes révolutionnaires, le rejet de Dieu, l'athéisme, voire le nihilisme ; mais aussi les idées résolument anti-occidentales, celles des slavophiles qui ne sont pas allés faire leurs armes intellectuelles à l'étranger et qui sont amoureux de leur Russie qu'insultent chaque jour des écrivains médiocres et vaniteux comme Karmazinov, le désir de spiritualité, le désir de Dieu…
Tout cela correspond sans doute aux propres expériences, au propre cheminement de l'auteur, à ses revirements idéologiques, et se trouve ainsi porté par les personnages des Démons, de façon plus ou moins intense.
Par exemple, Stépan Trophimovitch Verkhovensky, intellectuel, ancien professeur, libéral et idéaliste, ami intime de Varvara Pétrovna, s'éteindra dans une sorte de délire mystique, non sans s'être avoués, lui et Varvara, un amour réciproque, tu durant les 20 années de leur amitié tumultueuse.
C'est une figure étonnante, d'ailleurs, que ce S.T.V, car il est en quelque sorte le père des démons, comme le rappelle
Michel Niqueux. L'impressionisme du roman ne le rend pas évident, mais en effet, Stépan Trophimovitch Verkhovensky est le père biologique de Piotr, l'assassin révolutionnaire, le père spirituel de Stavroguine et de Lisa qu'il a formés, en tant que précepteur.
Les Démons ? un conflit filial en quelque sorte...
Ces démons autant que la tyrannie apparente de Varvara font son désespoir. Il partira donc sur la route, seul et délirant, jusqu'à ce que Varvara Pétrovna le récupère mourant dans une isba.
Kirilov , quant à lui, se suicidera sans grandeur pour prouver l'inexistence de Dieu, et se croire dieu par son acte, confirmant, en définitive, le destin de tous les nihilistes, c'est-à-dire, la folie (ainsi
Nietzsche) ou le suicide.
Enfin, il y a Piotr Stépanovitch, socialiste révolutionnaire, fuyard abandonnant ses complices à la police, après son échec avec Stavroguine, et dont les idées, les déclarations, le cynisme semblent autant de signes inquiétants et prophétiques du futur de la Russie.
En effet, les convulsions qui affecteront l'empire durant toute cette période, malgré l'abolition du servage, conduiront, bien plus tard, à la substitution de l'oppression du Mir par celle du Kholkose pendant 70 ans, jusqu'à l'avènement de
Gorbatchev, sans doute suscité par Dieu, comme on le voit dans certains récits bibliques.
Un grand prophète que
Dostoïevski.
Pat.