Commençons — pour pouvoir ensuite passer à autre chose de plus intéressant — par ce que j'ai détesté. L'intrigue. Qu'est-ce que c'était long et ennuyeux !
Au début de la première partie, j'étais ravie de découvrir cette galerie de personnages hauts en couleurs. Des enjeux ont vite commencé à se dessiner : quelle est la raison pour laquelle Nicolaï, le fils de la générale Stavroguine, agisse aussi étrangement en public ? On a des échos sur Piotr, fils de Stepan l'ami de la générale, qui semble lui aussi mal tourner. Et on nous parle d'affaires de réputation et d'un arrangement de mariage entre Stepan et son ancienne élève, avec leurs trente ans de différence. Et surtout, on s'interroge : quel est ce danger progressiste qui semble être la thèse du livre, jusqu'ici seulement en filigrane ?
Mais dès le chapitre 3, on en reste à ces questions et pour longtemps. On s'enlise dans une attente de ce qu'il se passe quelque chose, et les personnages aussi. Ils ont tous des tourments ridicules et exagérés, ils crient à tout bout de champ. Ils sont toujours sur le fil de la folie, au point que je ne compte plus le nombre de personnages victimes de « Delirium tremens ».
Puis d'un coup, tout le monde est très intrigué par une certaine Marie Liboudkine, on ne sait ce qui les intéresse tant chez elle, et personne ne veut répondre à leurs questions.
Dans toute cette partie, le narrateur n'est même pas un vrai personnage : il n'a ni nom (« G...f ») ni but. Il semble obligé d'assister à certaines scènes, sans quoi il ne pourrait pas les retranscrire au lecteur.
Puis cette fastidieuse première partie s'achève, et l'histoire commence à être un peu plus intéressante, se débarrassant au passage de ce narrateur « pot de fleur ». On suit dès lors le mystérieux Nicolaï dont on a tant entendu parlé. Il y a enfin de l'action, des prises de décision, des révélations !
On découvre notamment la face cachée de Piotr Stepanovitch, qui organise peu à peu les rouages de sa révolution tyrannique. Il humilie cruellement son père, puis le gouverneur, et une vendeuse de bibles : les représentants des trois formes d'autorité qu'il compte abattre. Ces autorités répondent trop mollement. Son père n'a pas de répondant, rongé par sa culpabilité d'avoir abandonné son fils à sa naissance. Et Julie, l'épouse du gouverneur, ne veut pas brusquer Piotr, souhaitant « sauver la jeunesse de l'abîme »; mais à agir avec trop d'indulgence, elle lui laisse acquérir trop de pouvoir, qu'il utilisera à des fins funestes. Et enfin, l'Église ne réagit pas mieux pour se protéger : alors qu'une femme se plaint des jeunes gens du groupuscule révolutionnaire, un religieux lui offre du sucre pour adoucir son coeur, puis lorsqu'elle décrit les horreurs qu'ils ont commises, elle se fait virer de l'église. le déni dans toutes ses formes, en somme.
Les réunions d'organisation de la révolution s'organisent. Piotr compte faire assassiner un homme qu'il désigne comme mouchard aux autres membres afin de souder son groupe. Piotr veut aussi faire de Nicolaï un messie, le symbôle d'aristocrate révolutionnaire, mais ce dernier ne marche pas dans son plan.
On a évidemment le droit en prime aux questions existentielles typiquement russes sur la mort, le Bien et le Mal, et la religion. Notamment, le fait qu'en tant qu'athée, Nicolaï a perdu la distinction entre le bien et le mal.
Dans la troisième partie, les engrenages agencés se mettent à tourner. La gouvernante Julie organise une grande fête rassemblant plusieurs milieux sociaux. Les agents de Piotr y sèment le chaos et le narrateur (de retour) assiste impuissant à la catastrophe. À travers la baie vitrée de la salle du bal, il découvre avec stupeur le triple-incendie de la ville commandité par Piotr.
Ce dernier a un plan pour ne pas être inculpé. Un homme compte se donner la mort pour prouver qu'il est Dieu (longue histoire...), et Piotr le convainct de reconnaître dans sa lettre de suicide qu'il est coupable des crimes de Piotr et ses sbires.
Tout s'accélère alors. L'amante de Nicolaï se fait lyncher à mort sur la place publique, jugée par les passants responsable du meurtre de Marie Liboudkine, épouse secrète de Nicolaï assassinée puis brûlée dans l'incendie. Après ces coups d'éclat, Piotr regagne en vitesse Saint-Pétersbourg. Nicolaï doit lui aussi fuir, et propose à Daria de s'expatrier avec lui en Suisse. Elle accepte mais lorsqu'elle le rejoint, elle le trouve pendu, rongé par la culpabilité et ses démons. le reste du groupuscule révolutionnaire éclate sous les remords et se fait arrêter par la police.
Je n'ai jamais réussi à me sentir investie dans l'intrigue. Mais l'intérêt que j'ai trouvé dans ce livre ne réside pas dans son histoire, mais dans ce qu'il dit sur
L Histoire. le contexte est celui des révolutions européennes, la Commune en premier lieu. On prend le pouls de l'époque en assistant à la montée du communisme révolutionnaire et du nihilisme à travers les yeux de ce qui y participent, la craignent, ou se croient capables de l'endiguer.
Au passage, un fait surprenant : on nous dit qu'un des personnages est né serf. Ce livre est en effet paru en 1872, soit seulement onze ans après l'abolition du servage en Russie.
Dostoïevski développe une dure critique du progressisme. Il s'agirait d'une lubie de jeunes, ces derniers adoptant n'importe quelle nouvelle tendance sans se poser de questions, et ils ont des comportements incompréhensibles qui mettent en danger l'ordre social. Et ces idées corrompraient la jeunesse.
Même Stepan, pourtant modéré et de la vieille génération, porte un élément distinctif jugé ridicule (une cravate rouge), et surtout il adore et recherche la position de victime...
Les communistes sont soi-disant plus avares que les autres. Sur l'un d'eux, on nous dit par exemple : « Qu'un petit employé provincial, un tyran domestique, un usurier de bas étage, un ladre enfermant sous clef les restes du dîner et les bouts de chandelle, qu'un Lipoutine enfin rêvât Dieu sait quelle future république sociale et quelle harmonie cosmopolite, — décidément cela passait la compréhension de Nicolaï. »
C'est amusant de voir qu'en son époque et son pays, très éloigné des nôtres, les critiques générales de
Dostoïevski envers le progressisme reposent sur les mêmes arguments que celles que nous entendons encore de nos jours !
Cela apporte un sacré recul sur les débats actuels entre progressisme et conservatisme. Plutôt que de ne voir que les émotions engendrée par les sujets polémiques du moment — la colère du premier et la peur du second — le siècle et demi de ce livre aide à se rendre compte des dynamiques plus globales. Certes le progrès est profitable à la majorité, mais à le vouloir trop vite cela peut mal finir. Certes le respect des traditions apportent une stabilité nécessaire, mais il cristallise les souffrances de ceux qui ne s'y retrouvent pas.
Cependant, plusieurs de ces critiques apportent plutôt du crédit au progressisme, car de nombreuses choses qui paraissaient acceptables à leur époque nous dérange aujourd'hui. Déjà, heureusement qu'il n'y a plus de servage dans nos sociétés ! Et de mariages arrangés, de couples avec trente ans d'écart, d'enfants de riches placés jamais éduqués par leurs parents, d'aristocratie vivant au dessus des lois, de frontières très marquées entre les classes sociales (ces deux derniers points, on y travaille encore !).
On remarque même une inversion des moeurs : lorsque Nicolaï tire le bout du nez du gouverneur, c'est vu comme quelque chose d'absolument abominable et il se fait rejeter de tous ses cercles sociaux. Mais lorsqu'il embrasse de force une femme en public, et c'est décrit comme une « histoire au fond relativement innocente ».
L'auteur s'attaque plus précisément aux idéologies révolutionnaires. Celles que ses personnages exposent sont délirantes.
Je pensais que le communisme était dans la théorie un idéal magnifique, mais dont la mise en pratique amène de dangereuses dérives. Mais avec le groupe révolutionnaire que l'on suit, leur idéologie même, le « chigalévisme », repose sur des principes déjà horribles.
Piotr explique au cours de ses réunions que « la délation est un devoir. Chacun appartient à tous, et tous à chacun. Tous sont esclaves et égaux dans l'esclavage. ». Pour atteindre l'égalité parfaite, il compte abolir les sciences car « la soif de l'étude est une soif aristocratique » et « un niveau scientifique élevé n'est accessible qu'aux intelligences supérieures, et il ne faut pas d'intelligences supérieures ! » À l'inverse, il veut favoriser « l'ivrognerie, les cancans, la délation, [...] débauche », car c'est avec ce même « dénominateur commun » qu'il atteindra l'égalité parfaite.
Enfin, égalité parfaite, sauf pour eux futurs gouvernants : « Les esclaves doivent avoir des chefs. Obéissance complète, impersonnalité complète, mais, une fois tous les trente ans, Chigaleff donnera le signal des convulsions, et tous se mettront subitement à se manger les uns les autres, jusqu'à un certain point toutefois, à seule fin de ne pas s'ennuyer. »
Voir décrites en 1872 certaines dérives idéologiques qui se sont produites après la Révolution de 1917, c'est assez impressionnant. J'ai découvert après ma lecture que toute cette intrigue est très inspirée d'un véritable fait divers, dite affaire Netchaiev, avec cet assassinat par un groupe révolutionnaire nihiliste de l'un de ses propres membres désigné traître.
Enfin, si les jeunes de l'époque aspiraient à un changement de société, c'est qu'il existait de réelles problématiques sociales. Cela concerne aussi bien les riches, vivant dans une religion (orthodoxe) trop étouffante ; que les ouvriers, voulant améliorer leurs conditions de travail. Ces divers courants subissent la réutilisation politique insidueuse qu'en fait Piotr, les orientant peu à peu vers les pires violences.
Un faussé d'incompréhension sépare ces volontés progressistes et la vieille génération conservatrice. Cela est illustré de manière flagrante lorsque l'aristocrate Barbara Stavroguine dit placer l'art au-dessus des avancées sociales, en termes de préoccupations que devraient avoir selon elle les humains.
Je comprends son point de vue, car je suis aussi persuadée que la science et l'art est ce que l'humanité produit de plus grand. Mais cela n'est possible qu'avec un minimum de confort matériel, que nombre des congénères de Barbara Stavroguine n'ont pas.
Avec une telle mentalité, les changements salutaires se font attendre. Et ceux qui y aspirent se retrouvent alors utilisés par des personnes dangereuses.
En conclusion, il s'agit d'un excellent livre de par l'intemporalité de ses critiques du progressisme. Les voir transposées en des époque et lieu complètement différents montre une peur ancrée chez l'humaine pour le changement, qui peut amener aussi bien progrès, ou déchéance et chaos.
Mais le rythme et la construction de l'intrigue m'ont rebutée car c'était vraiment trop long et trop fouilli. Après avoir lu le livre, je reconnais la démarche de l'auteur de « laisser vivre ses personnages » , mais lorsque j'étais plongée dedans, je ne passais pas un bon moment de lecture.