– Et quand on aura achevé sa construction, a ajouté la baudroie, on ne pourra plus dire que la police n’existe plus. Vous voilà prévenue, ma petite dame.
Lili Nebraska a haussé ses jolies épaules. Comme vous, comme moi, elle déteste qu’on l’appelle ma petite dame.
– Qu’est-ce que vous voulez faire d’un shérif ? a-t-elle demandé. Vous en avez tant besoin que ça ?
La baudroie n’a pas répondu. Elle était en train de façonner une bulle, un cube bleu foncé, bleu nuit, brillant, gélatineux, presque aussi gros que sa tête énorme.
Je ne sais pas si vous vous en êtes déjà aperçu, mais il y a des poissons à l’intérieur des murs. Au début, on ne s’en rend pas vraiment compte, parce qu’ils sont petits et glissent de brique en brique avec discrétion, en évitant d’exagérer les ploufs et les clapotis, mais, à partir du moment où ils comprennent qu’on les a remarqués, ils grossissent et ils prennent leurs aises. On ne les entend pas beaucoup s’agiter, non, mais ils font des apparitions à l’extérieur. À l’extérieur de chez eux, donc à l’intérieur de chez nous. Ils crèvent le mur, ils avancent leur buste de poisson, leur figure soudée au corps jusqu’aux ouïes, ils entrouvrent leur bouche molle, ils lâchent une bulle bleue et ils retournent frétiller ailleurs. Ce n’est pas un spectacle agréable, il faut bien le reconnaître. Le mur se referme sur eux sans laisser de trace. Ils ont des yeux couleur d’encre laiteuse ou d’or glauque, ils ne clignent pas, et cela leur donne un regard très inexpressif. Un regard qu’on croise sans y discerner un peu d’amitié ou de complicité possibles. On dirait qu’ils sont aveugles et de mauvaise humeur. Mais ils sentent qu’on les a vus, et, la fois suivante, quand ils émergent de nouveau du ciment ou du plâtre, ils ont déjà une tête plus imposante. La bulle, elle aussi, augmente en taille.
J’ai parlé d’une bulle bleue, ce qui est plutôt bizarre, mais j’ajoute qu’elle est cubique, cette bulle, et ça, c’est encore moins normal. Les poissons qui vivent à l’intérieur des murs lâchent des bulles cubiques et très bleues : voilà où nous en sommes. Voilà ce qui arrive, depuis quelques semaines.
Voilà ce qu’il faut savoir pour que l’histoire commence.
À cet instant, le mur s’est craquelé derrière mon dos, et un poisson a faufilé le buste à l’extérieur, il a sorti sa tête jusqu’à l’arrière des ouïes. C’était une tête assez grosse. Je ne suis pas très doué quand il s’agit d’identifier les espèces de poissons, mais là, on ne pouvait guère se tromper. C’était une tête de baudroie. Je ne sais pas ce que vous en pensez, vous, des baudroies. Mais moi, je trouve qu’elles ont une physionomie tout à fait exécrable. On n’est pas du tout tenté d’engager avec elles une conversation amicale. On a plutôt envie de boucler l’entretien au plus vite, en espérant qu’on va bientôt cesser d’avoir devant soi leur immense bouche molle, leur peau brunâtre, verruqueuse, et leurs yeux gris trouble cerné de gris terne.
– Il y a quelqu’un ? a demandé la baudroie.
Elle ne regardait rien de précis, ses yeux n’avaient aucune vivacité, ils semblaient aveugles.
Lili Nebraska s’est débarrassée de sa couverture, et elle est allée se placer en face de la grosse tête. Elle a pris une intonation policière.
– On peut savoir ce que vous voulez ? a-t-elle demandé.
– Je cherche un shérif, a déclaré la baudroie avec sa tête verruqueuse, sa bouche énorme et molle.
– Quel shérif ? a demandé Lili Nebraska.
– La Grande Mimille, a dit la baudroie.
– Il n’y a pas de Grande Mimille ici, a dit Lili Nebraska. Est-ce que vous ne confondriez pas avec un certain Emilio Popielko ? C’est un nom qui a déjà été prononcé entre ces murs.
– Emilio Popielko ou la Grande Mimille, c’est du pareil au même, a ricané la baudroie.
J’ai frissonné.
Rencontre animée par Pierre Benetti
Depuis plus de trente ans, Antoine Volodine et ses hétéronymes (Lutz Bassmann, Manuela Draeger ou Eli Kronauer pour ne citer qu'eux), bâtissent le “post-exotisme”, un ensemble de récits littéraires de “rêves et de prisons”, étrangers “aux traditions du monde officiel”. Cet édifice dissident comptera, comme annoncé, quarante-neuf volumes, du nombre de jours d'errance entre la mort et la réincarnation selon les bouddhistes. Vivre dans le feu est le quarante-septième opus de cette entreprise sans précédent et c'est le dernier signé par Antoine Volodine. On y suit Sam, un soldat qui va être enveloppé dans les flammes quelques fractions de seconde plus tard, quelques fractions de seconde que dure ce livre, fait de souvenirs et de rêveries. Un roman dont la beauté est forcément, nécessairement, incandescente.
À lire – Antoine Volodine, Vivre dans le feu, Seuil, 2024.
Son : Axel Bigot
Lumière : Patrick Clitus
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Claire Jarlan
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