Quand on écrit sur un peintre, on met généralement au titre : Sa vie et son oeuvre. Cela implique qu'il a pu se livrer à une certaine activité, exercer des fonctions, s'assurer des récompenses ou des honneurs, en dehors de ses poursuites strictes d'artiste, que la vie qu'il a menée et l'art qu'il a cultivé ont pu aller parallèlement et se développer côte à côte, mais en offrant cependant des parties distinctes et séparables, dans une certaine mesure. Tel n'a pas été le cas de Lautrec. Ce n'est pas sous l'influence d'une esthétique inculquée et de préceptes élaborés qu'il s'est porté vers Tart. Sa vocation a été spontanée.
Lautrec ne s'est pas restreint à Montmartre, pour le choix de ses sujets. Il a étendu sa recherche aux lieux de plaisir et aux cafés-concerts existant ailleurs dans Paris. Il y a rencontré en particulier des Anglaises, May Milton, May Belford, Cecy Loftus, artistes lyriques; Ida Heath, une danseuse. Ces anglaises étaient de ces jeunes personnes, douées d'avantages physiques, telles qu'il en apparaît fréquemment dans les music-halls de Londres. Elles n'ont ni grand talent ni véritable éducation professionnelle, mais elles remplacent ce qui leur manque de préparation par des audaces de voix et de gestes et, avec un humour tout à fait anglais, savent s'arranger des costumes bizarres et se donner une tournure excentrique.
Lautrec a trouvé à Montmartre un monde singulier et pourtant naturel. Il en a donné une représentation si libre d'allures et si complète qu'on est amené à s'écrier, en la regardant, de même qu'on le fait devant certains portraits dont les modèles restent cependant inconnus : Quel rendu fidèle! Comme cela a dû être ressemblant! Comme cela est ressemblant! Lautrec n'a nullement pensé à grossir ou à diminuer ce qu'il avait sous les yeux. Il l'a tenu au juste pour quelque chose de saisissant que lui offrait la vie.
Bruant tenait un cabaret, le Mirliton, sur le boulevard de Rochechouart, où il chantait à pleins poumons des chansons de caractère humanitaire, s'adressant à la sensibilité des spectateurs. Il leur lançait, comme régal supplémentaire, lorsqu'ils entraient dans sa salle ou y avaient pris place, des apostrophes plus ou moins libres et personnelles. Il prend, sur les affiches que Lautrec lui a consacrées, un air d'athlète et en impose par sa prestance.