Après "
Boussole" que je n'avais pas aimé en raison de son érudition indigeste destinée à un public de spécialistes, j'ai remis le couvert avec
Mathias Enard et son "
Rue des voleurs" pour un effet totalement différent. J'ai adoré.
Ici, l'érudition ne noie pas le récit, bien au contraire, elle soutient et accompagne une belle histoire dans le contexte sociopolitique troublé du début des années 2010 au Maghreb et en Espagne. Au travers du roman, nous revivons les événements du Printemps arabe, les abus fondamentalistes de la religion, la combinaison funeste de l'ignorance et de la pauvreté, les malheurs des immigrés clandestins, les emplois précaires et les difficultés économiques de l'Espagne.
Le rythme, la structure et le contenu du récit m'ont fait penser au roman picaresque, avec un narrateur issu d'un milieu défavorisé qui tente sans succès d'améliorer sa condition. À Tanger, Lakhdar est chassé de chez lui après que son père l'a surpris en train de « fauter » avec sa cousine. Il vit dans la rue pendant un certain temps, mendie et il est même suggéré qu'il se prostitue. Avec son meilleur ami Bassam, il convoite de jeunes filles étrangères puisque leurs compatriotes leur sont interdites et il souhaite traverser le détroit de Gibraltar pour avoir une vie meilleure en Espagne ou au-delà. Bassam présente à Lakhdar le charismatique et protecteur Cheikh Nouredine et son Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique. le Cheikh Nouredine confie à Lakhdar, qui sait lire et écrire, la gestion de leur librairie où il vend des livres et des brochures. Bassam et lui font la connaissance de deux séduisantes étudiantes espagnoles. Pendant que le fruste Bassam n'est préoccupé que par les seins d'Elena, Lakhdar, plus instruit, échange avec Judit. Débute une relation amoureuse entre eux qui pousse Lakhdar à planifier sa fuite pour la retrouver à Barcelone. Lakhdar se brouille ensuite avec ses amis islamistes qu'il soupçonne d'activités terroristes. Puis il enchaine divers petits boulots : saisie informatique de romans ou de fiches de Poilus, homme à tout faire sur un ferry entre Tanger et l'Espagne, croque-mort dans une entreprise espagnole de pompes funèbres. Il finit par rejoindre Barcelone où il veut retrouver Judit qui est distante, déprimée et finalement gravement malade. Lakhdar trouve un appartement en colocation dans la
rue des voleurs, dans un quartier peuplé de drogués et de prostituées. de violentes manifestations enflamment les rues de Barcelone et Lakhdar finit par retrouver son ami Bassam et le Cheikh Nouredine, qu'il soupçonne d'être sur place pour mener le djihad.
Pour Lakhdar, Dieu est silencieux et il assimile ce silence à une « absence de maître qui affole les chiens. » Mais la littérature (sous forme de poésie arabe et de romans policiers) et les langues (arabe, française, espagnole) sont ses refuges. Et en l'absence d'une puissance supérieure, Lakhdar veut s'assumer, et il le fait dans les dernières pages du roman, lorsqu'il témoigne au tribunal qu'il est un être humain irréductible : « Je ne suis pas un assassin, je suis plus que ça. Je ne suis pas un Marocain, je ne suis pas un Français, je ne suis pas un Espagnol, je suis plus que ça. Je ne suis pas un musulman, je suis plus que ça. Faites de moi ce que vous voudrez. »
J'ai vraiment aimé cette histoire qui s'appuie intelligemment sur des événements réels. Que ce soit ceux du Printemps arabe, de la crise économique espagnole ou les drames vécus par les migrants,
Mathias Enard réussit à rendre urgente et intéressante la lecture de son roman mêlant conte oriental et documentaire. L'utilisation de l'actualité comme parallèle sociétal aux problèmes du narrateur est naturelle, elle rend le récit plus captivant et les aventures de Lakhdar plus bouleversantes.
J'ai également aimé dans le texte la place importance qu'occupe la littérature arabe ou française et pour lesquelles l'auteur manifeste un intense respect et une profonde connaissance. La lecture (« la tour d'ivoire des livres est le seul endroit sur terre où il fasse bon vivre ») apporte à Lakhdar un répit de vérité qu'il livre dès la première page : « nous sommes des animaux en cage qui vivons pour jouir, dans l'obscurité. »
Mathias Enard rend un hommage inhabituel aux romans policiers français, ceux de Manchette ou d'Izzo, car parmi la petite sélection de livres non islamiques abordables que Lakhdar peut trouver au Maroc, les romans noirs sont ses préférés. J'ai d'ailleurs retrouvé dans sa façon de raconter la gouaille de la littérature policière des années 60-70.
Mathias Enard fait aussi référence en permanence aux poètes de langue arabe et j'ai adoré les récits d'Ibn Batouta dont le périple à travers le monde se rapproche de celui de Lakhdar. de plus, j'ai eu la chance d'écouter la version audio du livre et d'entendre les passages en arabe inséré dans le texte français. C'est d'une beauté sublime. En mélangeant l'arabe et le français,
Mathias Enard propose un lien matérialisant une union fructueuse entre les cultures occidentales et orientales, à la manière de
Michel Ocelot dans "
Azur et Asmar".
J'ai écrit plus haut que j'avais trouvé bouleversantes les aventures de Lakhdar à travers les épreuves qu'il traverse. Mais ce sont aussi les caractéristiques morales et psychologiques des personnages qui rendent le récit si poignant.
Mathias Enard parvient à animer ses personnages fictifs pour les rendre vivants. Ces derniers savourent les beautés et les somptuosités de la vie, découvrent les ambiguïtés et les horreurs de l'existence. Cette complexité se retrouve dans le personnage de Lakhdar. On dit de lui à la fin du roman qu'il est « un enfant perdu », qu'il a « cherché à défendre la société » et qu'il a « mal lutté pour le bien ». Mettre en scène la complexité de l'humanité au-delà des simplifications excessives de la race, de la religion, des origines sociales ou géographiques, voilà une compétence essentielle de la littérature. Si la littérature a plus de valeur que le divertissement, c'est grâce à cette sorte d'élévation. Un être humain n'est pas réductible à un type, à une donnée démographique, à un numéro tatoué sur l'avant-bras, à des détails sur sa mort pendant une guerre ou même à un profil sur un site Internet. Tous les musulmans ne sont pas pareils. Il n'y a pas que le rêve de revêtir la cagoule du bourreau et d'espérer faire couler le sang. le Cheikh Nouredine, par exemple, est sûrement un acteur majeur d'une organisation islamiste violente, mais il est décrit par Lakhdar comme ceci : « il était bon avec moi et je savais (ou j'aimais croire) qu'il m'avait recueilli sans arrière-pensée ; il me donnait des leçons de morale, certes, mais pas plus qu'un père ou un grand frère. Il répétait souvent en rigolant que mes romans policiers me pourrissaient l'esprit, que c'étaient des livres diaboliques qui me poussaient vers la perdition, mais il n'a jamais rien fait pour m'empêcher de les lire, par exemple, et si je ne l'avais pas vu moi-même commander le groupe de bastonneurs dans la nuit j'aurais été incapable d'imaginer une seule seconde qu'il puisse être lié, de près ou de loin, à un acte violent. »
Lakhdar témoigne à la fin du récit qu'il est plus qu'un Marocain, qu'un Français, qu'un Espagnol ou qu'un musulman.
Mathias Enard, de la même façon, est plus qu'un écrivain français de sexe masculin qui a enseigné l'arabe en Espagne. C'est un écrivain dont l'identité littéraire et l'esprit semblent sans limites. Avec "
Rue des voleurs", il a écrit un roman accessible sur les idées et la politique, une réflexion sur l'engagement et la révolte propulsée par le désir d'amour et de liberté. Il n'a pas peur de s'engager dans des idées compliquées et son écriture a un ton rêveur et naïf qui m'a fait penser par moment à
Romain Gary.
"
Rue des voleurs" est un roman nécessaire et opportun. C'est une tragédie, une histoire d'amour, un roman d'aventures, un récit initiatique, un conte oriental, un documentaire, tout-en-un. Je recommande vivement.