Trois étoiles pour une histoire que j'ai aimée, mais que je n'ai pas découverte au bon moment.
Il faut savoir que la saga du Livre des Martyrs propose un univers incroyablement dense et de très nombreux personnages. La multiplicité des intrigues et arcs narratifs m'a donné l'impression de lire une trilogie en un seul tome (et dire qu'il y en a dix…).
Vous l'aurez compris : commencer cette lecture, c'est s'engager à être disponible intellectuellement.
Malheureusement, n'ayant pas arrêté de me déplacer et de travailler, je n'ai pas pu recevoir cet univers comme il le méritait. Il m'a fallu pas moins de deux mois pour venir à bout des Jardins de la Lune – ce n'est pas tellement le genre de livre qu'on aime lire pour se détendre... Pour compenser mon manque de régularité, j'ai dû prendre des notes sur les lieux, les personnages et leurs liens.
Le problème, c'est que faire des mémos ne suffit pas à garder un lien affectif avec tous les personnages. Il faut dire aussi qu'on alterne très vite les points de vue, ne passant que quelques pages en compagnie de chacun. Ordinairement, je ne pense pas que cela m'aurait beaucoup gênée. Dans cette histoire, jongler si vite avec une vingtaine de narrateurs m'a fait accumuler des données sur eux… et perdre proportionnellement en empathie.
Et l'histoire ne s'est plus résumée pour moi qu'à une masse de connaissances – ce qui s'est rapidement révélé être très lourd. Passé les deux tiers, j'ai commencé à lire en diagonale dans l'espoir d'en finir rapidement et de passer à autre chose.
Pour vous parler de l'univers en bref : c'est un monde de dieux et de mortels, d'empires et de chutes, de complots et de guerres.
Steven Erikson est issu du jeu de rôle (ainsi que certains auteurs de fantasy français,
Mathieu Gaborit pour ne citer que lui) : cela se ressent dans sa manière de présenter. Rien ne nous est expliqué, tout garde une aura de mystère. On croise des entités d'une puissance inimaginable (et les descriptions de ces pouvoirs hors du commun sont juste parfaites), des peuples humains et non-humains, des villes merveilleuses, des guerres atroces et des personnages ballottés par les dieux ou l'administration malazéenne. Dans ce monde immense, on se sent comme un petit explorateur. L'horizon des connaissances ne cesse de s'étaler, et les décisions de chaque personnage auront de grandes conséquences sur la suite des événements.
C'est l'histoire d'un empire qui ne cesse de s'étendre, soumettant ses voisins les uns après les autres. C'est l'histoire d'une compagnie : celle des Brûleurs de Ponts, fidèles à l'ancien empereur et donc à éliminer discrètement. C'est l'histoire de Loquevoile, magicienne de son état, découvrant une trahison dans les plus hautes sphères malazéennes. Mais c'est également l'histoire d'une petite pêcheuse anonyme possédée par une entité dévastatrice ; d'un capitaine déterminé à agir au mieux, mais contraint de se salir les mains, d'une Adjointe à la personnalité plus complexe qu'il n'y paraît ; de darujhistanais tentant d'empêcher leur cité de tomber aux mains de l'empire ; d'une race extrêmement puissante et malgré tout sur le déclin ; et de tant d'autres encore !
Steven Erikson agit plus en MJ qu'en auteur, et c'est à la fois une qualité et un défaut : le scénario et l'univers regorgent de pirouettes et de surprises, de descriptions frappantes et imagées, mais je n'ai pas ou peu senti les émotions des personnages – travail des joueurs. Exemples :
au début du roman Loquevoile perd son amant, qui se sacrifie pour qu'elle vive. Son chagrin consiste juste à pousser un cri déchirant au moment de sa mort ; le deuil est fait en quelques minutes et elle n'y pensera plus. À l'inverse, un mage secondaire perd sa moitié et sombre dans la folie, passe des mois immobile sur le lieu de sa mort, plongé dans une dépression intense. C'est un PNJ qui offre une scène très bien décrite et donc frappante (un colosse au regard vide penché au-dessus d'un sac de viande au milieu d'une plaine sans fin), mais sans émotion pour moi. Assez rapidement après son deuil, Loquevoile se trouve être attirée par Ganoes Paran. Ils couchent ensemble une fois ou deux, et leurs actions laissent penser que cette petite sauterie est en réalité une idylle… Mais tout s'est joué tellement vite que je n'ai ressenti aucun enjeu, aucun frémissement devant cette romance.
Le fait qu'ils ne soient pas ou peu décrits n'aide pas : tout au plus sait-on que Loquevoile et Kruppe sont ronds, que Crokus est beau, que Toc le Jeune a le visage ravagé par une monstrueuse brûlure. Impossible de savoir à quoi ressemblent Ganoes, Violain, Coll...
À la vérité, ce roman est plus construit comme une série télévisée : quel besoin de décrire, puisque de toute façon on voit ?
Donc, sans façon pour moi : je laisse cet univers à d'autres, plus à même de l'apprécier.