« Je ne suis pas sortie de ma nuit »
Annie Ernaux (Folio 110p)
Près de trois ans de prises de notes, des lignes sans retouche, à propos de la déchéance de sa mère qui, sombrant dans la maladie d'Alzheimer, est hospitalisée en EHPAD jusqu'à sa mort. le très beau titre reprend la dernière phrase que la vieille femme a été capable d'écrire.
Qu'est-ce que ce livre ? Je ne sais pas trop, mais est-ce vraiment nécessaire de chercher à le coller dans une case ? Dans une sorte de prologue, postérieur de bien des années à la période de prise de notes telles qu'elles sont éditées ici, l'autrice (puisqu'après avoir revendiqué pendant des décennies le titre d'auteur,
Annie Ernaux a déclaré il y a peu s'être trompée et a choisi de se faire désormais nommer au féminin recomposé) nous dit surtout et d'abord ce qu'il n'est pas : « En aucun cas, on ne lira ces pages comme un témoignage objectif sur le ‘long séjour' en maison de retraite, encore moins comme une dénonciation (les soignantes étaient, dans leur majorité, d'un dévouement attentif) », avant de le qualifier de « seulement comme le résidu d'une douleur. »
Pourtant, c'est d'abord pour ce qu'il n'a pas la prétention d'être que je l'ai apprécié. La dénonciation des conditions de vie dans un établissement gériatrique qui doit ressembler à beaucoup d'autres n'a pas besoin d'être explicite ni de prendre le ton de la déclamation révoltée, les faits si quotidiens simplement cités sans commentaires se suffisent : indifférence face à la perte des objets personnels (lunettes, dentier), des heures dans des couches souillées, une forme de promiscuité agressive…
Les odeurs écoeurantes d'urine ou de selles (que
A.E. retrouve parfois dans le tiroir de la table de nuit), prennent le lecteur à la gorge, la perte de toute forme de pudeur et l'exhibition des corps abimés bouleversent, la crudité des descriptions est la force première de ce livre au point que : « Je me dis brusquement qu'au train où va le monde, dans vingt, cinquante ans, on ne gardera pas vivants des êtres comme ma mère. Je ne sais pas juger une telle éventualité, son bien-fondé ou non. »
Mais oui, aussi, l'expression page après page de la douleur intime d'
une femme perdant sa mère aimée et parfois haïe depuis si longtemps est très émouvante. le terme de culpabilité revient sans arrêt, page après page. On ne peut pas dire que c'est « bien écrit », en fait, ce n'est pas écrit, c'est crié, gémi. Ce n'est pas un texte construit, mais des éclats mis bout à bout. Très souvent les phrases ne sont pas terminées, il n'y pas le temps de l'écriture posée, réfléchie, pas même une pensée qui file, seulement des écorchures, des souvenirs qui surgissent, des pleurs qui s'imposent, une souffrance présente à chaque page…
« J'ai partout cherché l'amour de ma mère dans le monde. Ce n'est pas de la littérature ce que j'écris. » Qu'est-ce que ce livre ? Je ne sais pas, mais le très particulier n'est-il pas la meilleure manière de frôler le plus commun, ce qui nous concerne tous ?