L'écriture avant tout.
Avant de lire
le Jeune Homme, texte court et dense, j'ai eu l'envie irrépressible de relire L'Évènement.
Rouen, octobre 1963, Annie jeune étudiante prend conscience qu'elle n'a plus ses règles.
Elle vit dans la cité universitaire des filles, elle est boursière. le géniteur de l'embryon est un étudiant en sciences politiques.
La confirmation de sa grossesse occulte l'assassinat de JFK.
« Une nuit, j'ai rêvé que je tenais entre les mains un livre que j'avait écrit sur mon avortement, mais on ne pouvait le trouver nulle part en librairie et il n'était mentionné dans aucun catalogue. »
Dans l'esprit d'Annie la confirmation de cette grossesse rime avec avortement. Elle le sait ce n'est pas le moment ni la bonne personne.
Le temps, celui qui rythmait la vie de cette jeune étudiante est aboli, il devient l'ennemi intime.
En apparence, les gestes et habitudes du quotidien se font machinalement, sans laisser percevoir le bouillonnement intérieur.
Mais dans son esprit c'est le chaos :
« J'établissais confusément un lien entre ma classe sociale d'origine et ce qui m'arrivait. Première à faire des études supérieures dans une famille d'ouvriers et de petits commerçants, j'avais échappé à l'usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n'avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d'une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que la fille alcoolique, l'emblème. J'étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c'était, d'une certaine manière, l'échec social. »
Si le recours à l'avortement se fait instantanément dans son esprit, elle va devoir faire le parcours du combattant. Entre rumeurs entendues sur les différentes méthodes « efficaces », les mortes sur la table de charlatans et la réalité, le chemin est semé d'embûches et le temps est assassin.
Le géniteur la laisse se débrouiller seule.
Les copains à qui elle ose en parler la considèrent différemment, les réactions sont variées mais aucune bienveillance à son égard.
Elle va consulter un médecin, choisi au hasard, mais elle n'osera pas prononcer le mot avortement devant lui.
« Et, comme d'habitude, il était impossible de déterminer si l'avortement était interdit parce que c'était mal, ou si c'était mal parce que c'était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi. »
Préparant son mémoire, son « ciel d'idées » se couvrait de gros nuages noirs.
C'est indéniablement une traversée du désert, elle ne peut se confier à ses parents, les amis sont factices, elle est seule.
Et puis, une éclaircie avec les passeuses : LB cette étudiante qui a eu recours à l'avortement, la faiseuse d'anges P.R.
L'attente.
Concomitamment, l'idée d'écrire son premier livre
Les Armoires vides, qui retracerait les vingt premières années de sa vie.
Le moment crucial est vécu dans la stupéfaction qui n'a d'égale que l'ignorance des choses de la vie.
Jamais l'écriture d'
Annie Ernaux n'a été aussi « à l'os » que dans cette scène de déflagration.
Le drame, l'hospitalisation, les gestes sans compassion et les mots avilissants…
Elle pense que si les choses lui arrivent c'est pour qu'elle rende compte.
Elle crie le droit à la libre disposition de son corps, la maîtrise des naissances, le chemin individuel que chacune doit pouvoir emprunter, la domination masculine et les conséquences sur la marche du monde, la vie, la mort, le temps, la morale et l'interdit, la loi.
Tout cela avec le corps pour vecteur.
Toute la beauté du travail d'écriture quand on possède les mots, est la subtilité de choisir ceux qui vont servir le propos, l'intrusion du je dans la dimension sociale.
Un art qu'elle maîtrise à la perfection.
Lire et relire cette oeuvre.
A quand le
Prix Nobel pour une oeuvre qui fait sens. Oh, combien !
©Chantal Lafon
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