Revue Europe
EAN : 9782910814755
346 pages
Europe
(04/09/2003)
4.5/5
3 notes
Europe, n°892-893 : Ingeborg Bachmann
Résumé :
Née en 1926 à Klagenfurt, en Autriche, Ingeborg Bachmann est morte prématurément à 47 ans, à Rome, dans un accident. Elle était de la génération de Günter Grass, Martin Walser Hans Magnus Enzensberger Thomas Bernhard, Paul Celan. L'amour ou l'amitié l'ont liée à beaucoup d'entre eux, et à d'autres plus âgés aussi, comme Heinrich Bill ou Max Frisch. Son œuvre compte parmi les productions les plus remarquables de la littérature germanophone de la seconde moitié du XXe...
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Europe, n°892-893 : Ingeborg BachmannVoir plus
La revue Europe est toujours excellente : ce numéro confronte de nombreux points de vue sur Ingeborg Bachmann et son oeuvre. Il apporte un éclairage précieux sur certains écrits un peu obscurs de l'auteure, comme le "Fragment d'Anna" commenté par Hélène Cixous.
Bachmann a passé sa vie dans une tension extraordinaire qui confère leur poignance à ses textes : son père a adhéré au NSDAP alors que celui-ci était encore interdit en Autriche (Parti Allemand National Socialiste du Travail). Personne mieux qu'elle pourtant n'a décrit le déchirement que fut l'Anschluss, date du basculement de sa vie et de son déchirement intérieur.
Cette ascendance, cette honte intime, elle l'a tenue secrète : comment dévoiler le fait d'un autre, fût-il son père, sans paraître vouloir s'absoudre soi-même, ce qu'elle ne voulait pas, porteuse d'une éthique de la responsabilité de tous. Elle n'a pourtant cessé de stigmatiser la suprême hypocrisie qui consista à considérer l'Autriche comme une victime collatérale du nazisme. Cette falsification éhontée de l'histoire arrêta brutalement le processus de dénazification que le pays avait pourtant entamé dans l'immédiat après guerre. Sans relâche elle travailla la langue allemande afin d'en expurger les structures qui avaient rendu possible la pensée dictatoriale et délirante qui assombrit l'Europe.
Toute sa vie, elle fut écartelée entre son amour clandestin pour son père et la détestation intime et politique de ce qu'il fut.
En 1973, elle périt dans l'incendie de sa chambre d'hôtel à Rome et agonisa dix jours à l'hôpital. Sa vie se passa à se consumer jusqu'à l'embrasement final.
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Fragments d'Anna d' Ingeborg Bachmann :
"Non ! Non ! (...) Mon père s'est échappé, il va encore une fois se relever, fortifier les portes de la ville, encercler les remparts, reprendre le commandement de la ville. Et sur moi son autorité ! J'ai peur, mes membres sont saisis d'effroi, je ne veux pas être seule, si loin en dehors de la ville et me traîner plus loin encore. Je crains celui qui va arriver, que l'on qualifie tantôt d'ennemi, tantôt de sauveur, je tomberai en son pouvoir. Mes yeux me trahiront, la ville est inscrite en moi et tout ce qui m'est arrivé. Comment puis-je trouver de la pitié si je ne veux pas en trouver ? Tout cela est trop, beaucoup trop pour moi. Ramenez-moi ! (...) Il n'est pas mon père ! (...) Je me suis trompée, je l'ai servi, je lui ai vendu mon sang pour un geste d'appartenance abject, je l'ai accompagné à travers la forteresse des ténèbres (...) J'ai trahi mes rêves, je les ai troqués contre les siens, je me suis perdue dans la ville, cette ville semblable à lui, et là où elle ne l'était pas, je n'ai pas compris que c'était là justement qu'il fallait s'en affranchir et la quitter !"
L'arrestation de Justine, l'assassinat de Basile avaient certes éveillé ses soupçons mais elle avait toujours repris les chaînes sur le point de se détacher d'elle. Elle avait été trois fois coupable par-delà sa faute. C'était trop, et elle comprit que c'était également trop tard.
"Il n'est pas mon père", déclara-t-elle aussi aux amis, de cette façon dont on avoue l'irrévocable.
LA TORTURE
Qui mange avec ma cuillère
qui couche dans mon lit
qui consume mes talents
Aimez, qui se prélasse sous
mon soleil. Et où est ce soleil ?
Il est loin.
En effet je
suis là où je
ne peux être.
Ah, celui qui tolère cela, celui
qui un court instant de plusieurs années
ne m’a pas aimée, lui tolère,
voyez-vous, amis
ne le voyez-vous pas
je partout je
commençais de creuser ma tombe
aussi dans ce papier j’en
grave mon nom et
pense, que je voudrais reposer
pas encore, que jamais
je ne trouverai le repos, que cela
dure, ce fer
dans le corps, ce poing
sur mon crâne, cet otage
dans le dos, cela provoque
un éclat de rire criard
sur le Kurfürstendamm,
mille réclames crient
que le café brûlant
me fut versé sur la
main, qu’on m’écorche
vive, qu’on découpe
ma chair,
qu’on me brise les os,
et m’emmure,
là c’est un petit requin qui scie
alors je saute à l’eau,
il me dévore, me
dévore un requin encore plus gros
un poisson rapace qui
s’appelle souffrance.
Et je balance, sans
comprendre ma tête
au-dessus. Au-dessous,
un bateau, qui part
voilà ce que je vois, le voyez-vous, amis.
Être toujours dans les mots, qu’on le veuille ou non
Être toujours en vie, plein de mots pour la vie,
comme si les mots étaient en vie, comme si la vie était en mot.
Il en est tout autrement, croyez-moi.
Entre le mot et la chose
il n’y a que toi pour t’infiltrer,
comme auprès d’un malade tu es à leur côté
comme personne ne se presse jamais au côté de l’autre
tu goûtes un son et un corps
tu les goûtes tous deux jusqu’à la lie.
Cela a goût de mort.
Mort et vie cependant, existent-elles,
qui sait,
comme tant de la mort du lointain est en moi
m’ont tant de la mort
et de morts aussi
m’ont déjà emportée.
une amie, qui naguère me connaissait
des éclats de verre dans lesquels je bus à ta santé
SŒUR DE JOUR, SŒUR DE NUIT
Merci ma sœur
qui me réveille et rit
qui a vu vrai
mon visage et l’a reflété
par sa pâleur, silence.
Mes sœurs voient trop
sont très proches du lit
Dans l’édition posthume, les mots difficilement déchiffrables,…, elles voient
que dans mes yeux l’espace
s’arrête et enfonce en moi
ses […], voient que
le mur tombe sur moi
et me
les briques
dans
À mes sœurs, dont les noms
seront un jour aussi oubliés
par moi, pas pour le service,
les bienfaits, les compétences, mais
pour supporter un si fugitif
Enfoncer les aiguilles
jusqu’au manche
dans la chair
dépouillée
se rendre à l’épouvante
ne pas lui résister
d’une clarté d’étoile la chair,
dans la bouche
le goût tiède,
une érection, un
membre bandé
doit encore exister
en ce monde, qui dans cette bouche
s’accorde
n’est pas, le désir
est infini, savoir
chacun sous soi, sur soi,
chacun qui est foncé, surtout rien
de clair, la chair est
suffisamment claire.
Sur ta poitrine j’ai
lu la messe,
dans ton œil
je me suis métamorphosée, une
colombe, je m’y suis introduite
en volant,
l’hostie était un
membre raide,
je ne comprenais rien,
seulement cette religion,
J’ai du génie
où d’autres
ont un corps
L’hostie, introduite dans la bouche
le membre, et un
art qui ne déchire pas
les autres, les astres
et les astres des autres
les êtres humains sont infinis
ils ont, comme moi, le droit
de ne pas mourir.
Esquisses de poèmes publiées à titre posthume
Je ne connais pas de monde meilleur.
La morale débile des victimes laisse peu à espérer.
Une question infâme, en tout honneur, seulement,
vient au torturé, s’il sait de cette survie
se montrer digne, s’y attaquant, de déposer
la morale débile des victimes
de s’élever, ce râle
jusqu’à ne plus vanter une seule heure.
aux torturés, si ce râle peut encore
racoler pour la morale débile
des victimes.
Les questions infâmes vont à présent seulement
aux torturés
Aux questions infâmes elle arrive
un jour, la silencieuse, l’active réponse.
À des questions infâmes, non aux béates,
il n’y en a pas aux béates,
de ceux qui souffrent là
aux plus infâmes
se trouve une réponse.
de ceux qui souffrent là, se laissent poser.
JE NE CONNAIS PAS DE MONDE MEILLEUR
Qu’il s’avance, celui qui connaît un monde meilleur.
Seul, désormais hors de la bravoure, et cette salive non essuyée,
cette salive, la porter au visage,
comme si on allait au couronnement, et cela vengé, on va à la communion
et entre frères. Le faible lapin
le rat, et ceux qui tombent là, eux tous,
pas seulement, davantage, déjà un effroi,
rêve du retour,
dans le rêve de l’armement, dans le rêve
de retour.
CIMETIÈRE JUIF
Forêt de pierres, sans tombes distinguées, rien pour s’agenouiller,
et pour les fleurs rien. Une pierre y est si étroite, comme
se jetant au cou des autres, aucune sans penser aux autres,
et accordant aux vivants une fente de passage,
sans deuil, Qui atteint la sortie, n’a pas la mort,
mais le jour au cœur.