Aujourd'hui c'est mercredi et mercredi, c'est... ?
« Les histoires à Berni ! »
De nouveau, les enfants ont crié à l'unisson ces quelques mots comme un cri de ralliement.
Une fois n'est pas coutume, pour illustrer le thème que j'avais choisi, nous sommes allés au bord de la mer, au grand air. Hé oui, par moins trois degrés en cet hiver déjà précoce, quelle cruauté me direz-vous d'infliger un tel sort à de si adorables chérubins ! Et vous aurez raison ! Mais n'y voyez-là aucun esprit taquin ou revanchard de ma part, certes cette classe admirable d'attention et d'écoute me fait voir de toutes les couleurs depuis maintenant plusieurs mercredis, mais j'ai fini par les adorer et cette idée de planter mon histoire dans un décor réel est une façon, je l'espère, qui leur permettra de mieux se souvenir du conte que je vais leur raconter ce mercredi.
Chaudement vêtus, ils ont couru vers la plage, tandis que Sandrine la maîtresse d'école m'aidait à disposer, sur un immense rocher en escalier qui servirait tout à l'heure d'amphithéâtre, quelques accessoires, ici un gros coquillage, là un vieux casier de pêche et aussi des coussins pour qu'ils n'attrapent pas un rhume...
Sur l'épaule du petit Paulo, son caméléon prenait les couleurs d'un magnifique bleu d'hiver. C'était la couleur de la mer ce jour-là.
J'avais décidé de leur raconter un merveilleux conte,
Bulle ou la Voix de l'océan, écrit par
René Fallet, un auteur que j'affectionne tout particulièrement et qui n'est pas spécialement connu pour écrire des contes pour enfants, jugez-en plutôt par quelques titres :
le beaujolais nouveau est arrivé,
Comment fais-tu l'amour, Cerise ? Ou bien encore
La soupe aux choux, quoique ce dernier récit aurait bien pu susciter l'hilarité de la classe de manière sonore et odorante, on allait cependant éviter de tenter une telle expérience...
Sandrine la maîtresse d'école a invité les élèves à venir s'asseoir sur le grand rocher. Puis je me suis avancé vers eux en leur montrant la couverture du livre qui illustrait un magnifique dessin de fond marin.
« Aujourd'hui, je vais vous raconter l'histoire d'un coquillage rare. Mais le personnage principal est tout d'abord la mer, c'est elle qui s'exprime dans les premières pages du récit. Elle dit avec poésie et expression les différentes formes, les différentes couleurs qu'elle peut prendre. Aujourd'hui elle est bleue, parfois elle peut être verte et lorsqu'elle est en furie, elle peut devenir noire de rage. »
J'ai tenté de dessiner avec mes gestes quelque chose qui ressemblait au mouvement des vagues, mais je sentais qu'il en fallait bien plus pour capter l'attention de mon auditoire qui avait plutôt les yeux rivés au-dessus d'eux, sur les goélands qui tournoyaient dans le ciel en jacassant...
L'histoire se passe au temps des flibustiers, en 1696. Nous sommes dans les mers du Sud, dans l'Océan Indien précisément, un endroit où il fait un peu plus chaud qu'ici.
« C'est vrai, ça caille, a crié le petit
Jean-Michel en se frottant les mains contre son pantalon.
- Oh celui-là je vous dis, fit la petite Chrystèle en haussant les épaules, écoute plutôt l'histoire, tu auras moins froid.
Mais la mer est dangereuse. Parfois des pirates attaquent d'autres navires pour leur livrer bataille et les piller. C'est le cas de la Désillusion, un voilier avec à son bord des corsaires du roi Louis XIV qui décident d'aborder un navire anglais. Les combats font rage sur le pont du navire, au corps à corps et à coup d'épées et de sabres. Alors la petite Doriane et la petite Nico ont pris chacune un vieux bâton et ont fait mine de ferrailler en criant des jurons que j'aurai la décence de ne pas répéter ici. « Tu vas me la rendre cette tablette de chocolat, nom de ... ! » ; « Jamais, elle est destinée au butin du roi, espèce de... ! »
Pendant qu'à la surface de l'eau, des marins se battaient, tout était apparemment tranquille dans le fond marin où Bulle, un très joli coquillage, vivait avec un locataire en elle, un mollusque paresseux, qui s'appelait Gluc. J'ai pris le joli coquillage que j'avais déposé sur un rocher pour le leur montrer.
« Oh ! Gluc ! Quel drôle de nom ! » s'est exclamé le petit Pat en riant aux éclats. Il a répété plusieurs fois le nom en faisant des grimaces devant sa petite camarade Anna qui lui a répliqué : « Glop ! Glop ! Glop ! » On a alors entendu jaillir de l'assistance plein d'autres étranges onomatopées qui venaient affoler les goélands au-dessus de nous et se mêler à leurs cris.
« Gloups ! », « Glurb ! », « Gling ! ».
Le regard de Sandrine a croisé le mien, j'ai cru lire un léger soupir d'agacement sur son visage. Il est vrai que Sandrine m'avait prévenu d'éviter de leur offrir la moindre occasion qu'ils sauraient saisir à bon escient pour que cela dérape dans une cacophonie totale et qu'il y avait en cela des mots à éviter. Mais là, vraiment, je ne pouvais pas déformer l'histoire. Il s'appelait vraiment Gluc, ce mollusque paresseux, et cela n'aurait pas rendu le même effet s'il s'était appelé au hasard Patrice par exemple... Je n'ai rien contre les Patrice, hein ?
Pour revenir à notre affaire, je suis admiratif des conseils pédagogiques que la maîtresse d'école, Sandrine, sait me prodiguer chaque mercredi. C'est vraiment un métier ! Puis dans sa bienveillance coutumière, Sandrine a dit « Vous mourrez d'envie de connaître la suite, n'est-ce pas Bernard qu'ils meurent d'envie de connaître la suite... ? »
La classe s'est aussitôt assagie. Il faut que je retienne cette astuce pour la prochaine fois. J'ai saisi la balle au bond. « Mais voilà que le pauvre Gluc a mangé trop de laitue de mer et qu'il meure d'une indigestion. » J'ai vu alors tout autour de moi des mines s'attrister. Ils avaient l'air de trouver ce petit compagnon bien sympathique et rigolo. Bulle se retrouve désormais toute seule, sans locataire. Aussitôt, profitant de la situation, arrive un petite crustacé qu'on appelle le Bernard-l'hermite, qui s'est décrété être le nouveau locataire de Bulle sans lui demander la permission. Bulle ne voit pas cela d'un bon oeil.
Les enfants ont bien entendu ri au nom évocateur de Bernard-l'hermite, certains m'ont désigné en tendant vers moi un bras accusateur, je ne dirai pas qui, je ne suis pas cafteur, voyons !
La petite
Anne-Sophie a demandé : « c'est quoi un Bernard-l'hermite ? » C'est un petit crustacé de la forme d'un crabe qui est obligé de vivre dans une coquille pour se protéger et parfois il déloge l'occupant qui s'y trouvait. « Ah ouais ! C'est un squatter, quoi ! » s'est alors exclamé la petit Sylvie, fière d'avoir trouvé cette ingénieuse comparaison.
« Mais voilà que sur la mer, on continue de se battre. Un marin, puis deux, puis trois tombent à l'eau, tous transpercés d'un coup de sabre, leurs corps échouent tout près de Bulle. Son destin va alors basculer et ce sera pour elle l'occasion de quitter l'océan, de se retrouver à bord d'un navire de corsaire, en route pour le port
De Nantes...
Bulle devient alors l'objet de toute les convoitises, passant des mains de capitaine à celle d'un matelot. Puis elle est vendue à un marchand, avant de rencontrer des lieux plus calmes, où on va la laisser tranquille durant plusieurs décennies, trônant sur un coin de cheminée...
Parfois on se bat, on se chamaille pour tendre l'oreille, entendre devant l'entrée de sa cavité le bruit de la mer et des vagues. Certains ont même entendu le bruit de pièces d'or que l'on fait glisser entre les doigts avides de pirates ou de marchands, car Bulle sait imiter tous les bruits... »
Les enfants ont voulu à leur tour entendre ce que pouvait bien dire un coquillage de cette espère et ont tendu leurs bras vers moi. J'ai déposé délicatement le coquillage dans les mains de la petite Fanny qui le porta avec précaution vers son oreille, puis elle passa à sa voisine la petite Domm. J'ai repris alors le cours de mon histoire, tandis que le coquillage passait de main en main, avec des gestes doux, comme si c'était un objet précieux.
« Mais Bulle sait se taire aussi... Elle sait se faire oublier, pour mieux se protéger des maux de la terre, car elle est très fragile...
Enfin, un jour elle atterrit par hasard dans les mains du Petit-Pierre, un enfant qui habite la campagne. Il est sourd, il est rejeté par les autres enfants du village à cause de cela et pourtant ils vont se comprendre, lui et Bulle... Petit-Pierre est le seul qui, comme elle, aime vraiment la mer. Et il sera le seul à entendre ce que Bulle peut lui dire, lui délivrer comme un secret...
« Je suis sûr que Petit-Pierre perçoit des choses que d'autres n'entendent pas, a alors dit la petite Gaëlle. Elle me plaît bien ton histoire de coquillage, camarade ! »
Alors, je leur ai raconté la fin de l'histoire, une jolie fin comme savent les écrire les écrivains qui veulent enchanter le coeur des enfants ou de ceux qui ont gardé une âme d'enfant à leur manière...
Sandrine est revenue vers les élèves, évoquant qu'en 1696, la mer était peuplée de dangers, de pirates, de flibustiers... mais qu'aujourd'hui d'autres dangers menacent directement les océans, les fonds marins, évoquant la pollution, les déchets, les espèces aquatiques qui sont touchées ou disparaissent à cause de cela... Pour la maîtresse d'école, c'était aussi une manière d'illustrer un thème d'actualité qu'elle avait décidé d'engager sous forme de petits travaux avec ses élèves dans le cadre de la COP15 biodiversité qui démarrait aujourd'hui. Elle voulait commencer à sensibiliser ses élèves sur ce sujet essentiel et qui lui était cher aussi.
La mer en était le plus bel exemple.... Que penserait Bulle si elle retrouvait son océan natal aujourd'hui dans cet état ?