Les bords de Marne sont immondes, mais le petit Beaujolais se boit bien. Dans une banlieue parisienne urbanisée, polluée, standardisée, libéralisée, les dénommés Camadule, Poulouc, Captain Beaujol et Debedeux occupent le zinc du Café du Pauvre, tenu par le couple Lafreuzique. Se tenant résolument hors du monde du travail, et hors du monde moderne, les quatre compères liquident bouteille après bouteille, ne poursuivant d'autre but dans leurs vies que le bonheur du partage, de l'amitié et de la liberté. Roman gouailleur à souhait,
le beaujolais nouveau est arrivé apparaît comme le manifeste hardi du refus d'une modernité imbécile, car inhumaine.
Il faut bien le dire : le plaisir de la lecture du roman de
René Fallet n'empêche pas quelque acidité - de nature raciste, xénophobe ou misogyne - de nous chatouiller désagréablement la rétine. Cependant, lire Fallet à la lumière des principes actuels risquerait de nous faire passer à côté, d'une part, à côté d'un certain esprit des années 1970, d'autre part à côté du fait que les personnages - notamment Captain Beaujol - exprimant de telles idées sont en fait quelque peu moqueusement décrits par Fallet. La langue que l'auteur emploie est enlevée, généreuse, populaire et gouaillleuse, pleine de ces mots aujourd'hui oubliés qui font le délice de la recherche sémantique ; elle regorge de merveilles de métaphores, rageusement imagées, qui emportent le rire sans demander la permission. Fallet rappelle les bons mots de Pierre Dac, du cinéma français des Gabin et Ventura, et il se paie même le luxe de se faire un brin poète quand les circonstances le permettent.
L'intrigue, elle, est toute trouvée, évidente à qui vit dans le monde moderne et a un tantinet de cervelle. D'ailleurs, ce n'est pas tant une intrigue qu'un constat, qu'un plaidoyer, qu'un prétexte narratif. Quatre zigues que la vie moderne embête et désespère tentent de trouver les moyens de vivre la leur, de vie, sans qu'elle soit volée ou empruntée par, au choix : les femmes, l'amour, les pulsions sexuelles, le travail, la performance professionnelle, le progrès technique, le conformisme social, le qu'en-dira-t-on. En tête d'entre eux vient Camadule - presque un nom de bonne soeur -, brocanteur de son état, pêcheur de goujon à ses heures, fin oenologue, gaillard dévoué à l'amitié. Son compère Captain Beaujol possède un nom en forme de blague. Ancien cuistot pour l'armée française à l'époque de l'Indochine et de l'Algérie, son incapacité et sa peur de combattre à l'époque lui font inventer de grands exploits militaires au Café du Pauvre. Tel un ancien de l'OAS, Captain Beaujol y va de ses saillies racistes qui sont aussi violentes que le bonhomme est inoffensif. Littérateur à ses heures, il pleurniche de n'avoir jamais trouvé l'amour et, s'il ne fait pas preuve d'une forte personnalité, il ne recule pas devant certains devoirs : la bouteille à vider et la petite Prunelle, fille débile des Lafreuzique, à contenter. Poulouc, le plus jeune d'entre eux, dédaigne la jeunesse et son goût servile pour la mode. Littéralement fils de puce - il tient d'ailleurs à ce terme -, Poulouc vivote de petits travaux dont il juge la grandeur non à ce qu'ils lui rapportent, mais plutôt au degré de liberté qu'ils lui laissent. Enfin, Debedeux, qui fit camarade de classe de Captain Beaujol, a mené une belle carrière de cadre de l'industrie aéronautique, d'époux presque modèle, d'amant de secrétaire de bureau avant de se retrouver, étranglé par les responsabilités et tiraillé par ses conquêtes féminines. Subitement, Debedeux retrouve, après quelques verres de rouge, la verve de sa jeunesse, et livre sa cave de prestige aux gosiers secs de ses comparses.
L'aventure des fins palais du Café du Pauvre n'est pas une révolte. Hors de question, pour eux, de former un mouvement, d'avoir un chef, d'accepter une discipline. D'ailleurs, ils refusent l'invitation à l'action d'un groupe qui se prononce contre le progrès. Ces hommes ont compris, plus que tout autre chose, que le temps est une ressource précieuse. L'argent, s'il est nécessaire, ne mérite pas qu'on s'y soumette absolument. A ce titre, n'importe quelle combine est justifiée pour gagner sa croûte : peindre des toiles sans valeur mais dans l'air du temps ou vendre de l'herbe se valent bien, et qu'importent les bonnes moeurs, puisque la morale accepte qu'on perde sa vie à la gagner. le rejet des conventions sociales est ainsi total, ainsi que le rejet de toute servitude volontaire, du travail au mariage. Pourtant, au-delà des beuveries, au-delà des arrangements avec la société dont ils veulent se détacher - ainsi l'excuse médicale de Debedeux pour ne plus aller au travail -, la mise en pratique de ce Carpe diem de l'amateur de Beaujolais rencontre quelques limites - les ressources ne sont pas inépuisables et les tensions (liées à l'amour notamment) finissent toujours par réapparaître - et ne garantit pas à ces zigotos de ne pas passer, parfois, pour des idéalistes à moitié barjots (ainsi l'épisode en Lozère, où le gars Amadouvier appelle à corps, à cris et parfois à coups le progrès tant décrié par Camadule et compagnie). Mais la raison semble bien dans le camp de ces hommes-là, auxquels une chose ne peut absolument pas être reprochée : en tout point et à toute page, ils font l'exercice de leur liberté.