Shimura-San, un quinqua célibataire, mène une existence minutieusement réglée jusqu'au jour où il s'aperçoit que des aliments disparaissent de son réfrigérateur et que des objets sont déplacés en son absence. Sa grande maison de
Nagasaki semble habitée par quelqu'un d'autre que lui...Pour en avoir le coeur net, il décide de tendre un piège à cet « esprit » en installant une webcam dans la cuisine qu'il peut surveiller depuis son lieu de travail. Quand il voit apparaître une silhouette féminine à l'écran, son quotidien s'en trouve bouleversé. Il va en effet découvrir qu'une chômeuse en fin de droits habite clandestinement chez lui depuis un an.
Inspiré d'un fait divers survenu au Japon en 2008, ce court récit (108 pages) m'a captivé du début à la fin grâce à son point de départ à la fois simple et original et à l'alternance des points de vue. L'auteur nous plonge tout d'abord dans l'intimité de Shimura-San puis reprend le récit à son compte avant de donner finalement la parole à « l'intruse » dans une lettre très émouvante. Avec l'utilisation de ces différents regards, le récit couvre un large éventail d'émotions: à l'angoisse et à la colère initiales de Shimura-San, se substituent des sentiments de culpabilité et de désespoir que nous retrouvons aussi chez « l'intruse ». le livre joue également avec succès sur l'ironie de la situation (un célibataire qui souffre de la solitude et qui partage sans le savoir son domicile avec une femme de son âge, célibataire elle aussi) et sur plusieurs paradoxes : Shimura-San finit par ne plus se sentir chez lui ou bien encore il est partagé entre l'angoisse et le ressentiment qu'a généré cette situation rocambolesque et la joie de voir qu'il se passe enfin quelque chose dans sa vie !
La finesse et la richesse des descriptions m'ont aussi séduite dans ce livre. Une grande attention est portée aux petits détails du quotidien. A cet égard, l'inventaire du contenu du réfrigérateur très bien rangé de Shimura-San est un petit bijou. Cela m'a fait penser au reportage photo de Stéphanie de Rougé, « In Your Fridge », dans lequel la photographe remarque que « les gens ressemblent à leur frigo » (Le Monde Magazine, « L'ego est dans le frigo ») ce qui est diablement le cas ici ! Grâce aux descriptions très vivantes d'
Eric Faye, le dépaysement est total. le récit rend très bien l'atmosphère d'une métropole avec ses bruits de tram, de circulation, les chants des cigales (« A la descente du tram, les cigales sont toujours là à me tourmenter, harpies lâchées sur moi, agitant leurs maracas sous mes oreilles »). Mais l'auteur ne nous transporte pas dans n'importe quelle métropole japonaise mais dans une ville meurtrie par la Seconde Guerre Mondiale, idée qui affleure par petites touches.
Enfin, j'ai beaucoup apprécié le regard critique que propose l'auteur sur notre monde moderne. Les deux personnages sont en effet un exemple parmi d'autres d'hommes vivant dans un monde impersonnel et individualiste.
Eric Faye fait ainsi dire à Shimura-San, forcé à un grand exercice d'introspection, que « le nous meurt" et qu'"au lieu de se regrouper autour d'un feu, les je s'isolent, s'épient. Chacun croit s'en sortir mieux que son voisin et cela, aussi, c'est probablement la fin de l'homme". Les hommes vivent de plus en plus longtemps (l'exemple de Tanabe Tomoji, "doyen de l'humanité » revient de manière lancinante) mais de plus en plus seuls et le narrateur imagine que ce sont des robots qui veilleront sur ses vieux jours. La Crise avec un grand C est aussi évoquée et le personnage de « l'intruse » nous renvoie irrémédiablement à notre propre peur du déclassement.