Ce n'est pas la guerre, ni même une guerre civile, c'est un génocide qui a touché deux petits pays, le Rwanda et le Burundi.
Petits par leur taille par rapport à l'immense République Démocratique du Congo, que l'on aperçoit depuis Bujumbura, à l'horizon du lac Tanganika.
Comment parler d'un génocide pour se faire entendre ? Comment en parler vraiment sans tomber dans la description de la barbarie insupportable ? Comment dire l'indicible : la haine qui tue, qui veut exterminer, haine basée sur rien, ni sur la couleur, ni sur la religion, ni sur des frontières, ni sur la langue.
La haine pure, en somme, reposant sur rien : si elle n'avait pas été si futile, on ne comprendrait pas comment elle a pu s'installer insensiblement et inéluctablement jusqu'à ravager deux pays.
Gael Faye réussit ce prodige: il raconte l'avant génocide, son enfance, les jeux avec ses copains, le vol des mangues et leur vente à la propriétaire du manguier, quelques alertes, des fractures invisibles dans les conversations des adultes, des regards incompréhensibles, des non-dits et des gestes que l'enfant aperçoit mais n'a juste pas envie de voir.
On pourrait dire, comme beaucoup.
Cependant la peur s'insinue, sans explication ni raison apparente. le repli insidieux. Les récits alarmants (cf citation)
Avec une langue chantante,
Gael Faye ( normal, c'est aussi un musicien ) prend la mesure du vécu des domestiques , ne recevant aucun mot d'ordre sécuritaire d'aucune ambassade, pas de gardiens devant les maisons, pas de chauffeur pour conduire les enfants à l'école, le danger pur.
Car bien entendu, il est obligé de voir des assassinats, les cadavres s'entassant dans les rues. le mal devenu ordinaire, la terreur banale dans les rues, les agressions sans raison apparente, les passants qui s'arrêtent comme pour profiter d'une animation gratuite lors d'un lynchage deviennent le nouveau paysage de ce Burundi année 1994.
Gael Faye sait nous faire partager avec un ton extrêmement juste l'installation presque tranquille, devenue familière, de la mort dans les rues. Un homme se fait fracasser la tête, les passants continuent leur promenade, leurs achats, leur train train.
« les petits vendeurs proposaient des sachets d'eau *et de cacahuètes, les amoureux espéraient trouver des lettres d'amour dans leur boite postale, un enfant achetait des roses blanches pour sa mère malade, une femme négociait des boites de concentré de tomates, un adolescent sortait de chez le coiffeur avec une coupe à la mode, et, depuis quelque temps, des hommes en assassinaient d'autres en toute impunité, sous le même soleil de midi qu'autrefois. »
C'est le mal ordinaire, celui d'
Hannah Arendt, sans véritable objet, et sans aucun remède, car les Hutus comme les Tutsis resteront les uns comme les autres hutus et tutsis.
Côté positif, il y a la paillotte, « l'agora du peuple, »le cabaret, où radio trottoir permet de parler sans être vu, l'obscurité aidant les confidences, la liberté anonyme de parler.
Et la lecture,
Hemingway en premier, et plein d'autres , grâce à l'acheteuse de ses propres mangues. Les livres sont des génies endormis, lui dit elle, certains peuvent changer ta vie. Les livres donnent une escapade à Gaby/Gael, le font se refugier dans des histoires douces, vivre d'autres vies et oublier les assassinats.
Avec des mots simples, et à la fois complètement percutants, justes, sensibles, le ton d'un enfant confronté au pire, avec la volonté pourtant de vouloir continuer à rêver, à espérer en la vie,
Gael Faye nous offre un livre unique, exceptionnel ; il ne se perd pas dans des dates et des explications politiques, il n'a pas besoin de pathos pour expliquer ce qu'il a vécu, et , enfin, je pleure en écrivant, ce petit pré adolescent écrit ce que l'on peut écrire de plus touchant, parce que vécu, et parce qu'il rejette définitivement l'idée de vengeance.
Je cite une seule phrase. lorsqu'il se remémore son père et sa soeur, heureux devant la télévision : « l'image de leur innocence, de toutes les innocences de ce monde qui se débattaient à marcher au bord des gouffres. Et j'avais pitié pour elles, pour moi, pour la pureté gâchée par la peur dévorante qui transforme tout en méchanceté, en haine, en mort. En lave. »
*( les sachets d'eau, oui, que l'on tète en en ouvrant un coin )