En 2012, Fantagraphics commence à rééditer des histories publiées par EC Comics, en les organisant par dessinateur. le premier tome est consacré à
Harvey Kurtzman (
Corpse on the Imjin and other stories), le second à
Wallace Wood, le troisième à
Al Williamson (50 Girls 50 and other stories), le quatrième à Jack Davis (Taint the meat...it's the humanity! and other stories). Ce tome comprend 26 histoires (de 7 pages) dessinées par
Wallace Wood (17 juin 1927 - 02 novembre 1981), dans les genres "horreur" et "crime". Les histoires de science-fiction dessinées par Wood pour EC ne sont pas dans ce tome.
Le tome commence par une introduction de 7 pages, rédigée par Bill Mason (un universitaire avec une solide connaissance des comics) qui contextualise chacune des histoires en 3 phrases. Chacune des histoires est bâtie sur le principe d'une situation conflictuelle, avec une chute ironique ou horrifique, relevant d'une forme de justice poétique. Les premières histoires appartiennent au registre de l'horreur avec un loup garou, un magicien qui découpe vraiment son assistante, un cadavre qui refuse de rester allongé dans une morgue, un collectionneur de têtes réduites, des monstres de foire dans un cirque, un artiste travaillant la chair humaine, un vampire, une vieille sorcière ayant changé de corps avec une jeune femme, etc.
À peu près à la moitié du volume, les histoires changent de registre pour mettre en scène le racisme contre les noirs, les condamnations sommaires sur la base de la suspicion (sans preuve), l'antisémitisme, la corruption passive, l'éducation conservatrice de parents bornés, les dérives des milices civiles, et l'incitation à la haine raciale.
Sur ces 26 histoires courtes, 20 ont été écrites par
Al Feldstein, 4 par
Gardner Fox, et 2 par des scénaristes non identifiés. le tome se termine avec 3 pages retraçant la carrière de
Wallace Wood, 2 évoquant rapidement les scénaristes et éditeurs d'EC Comics, et enfin 3 pages consacrées aux EC Comics.
EC Comics est le nom d'un éditeur mythique de comics américain. Il est mythique parce qu'il a opéré pendant les années 1950 (soit une époque très reculée en termes de comics) et parce qu'il publiait des histoires d'horreur (en particulier dans 3 anthologies "
Tales from the crypt", "The vault of horror" et "The haunt of fear"), mais aussi parce que ces histoires s'adressaient à des adolescents plus qu'à des enfants. le niveau d'horreur graphique (très relatif pour un lecteur d'aujourd'hui) et quelques sujets délicats (le racisme ordinaire) ont valu à ces comics d'être pointés du doigt par le docteur Fredric Wertham, comme l'une des sources de la délinquance aux États-Unis du fait de leur impact sur l'esprit sensible des jeunes lecteurs.
Les premières histoires ressemblent à ce à quoi on peut s'attendre : des images manquant un peu de sophistication, des bulles de pensée explicative, un texte trop écrit, et des chutes que l'on peut sentir venir. Il reste quand même possible de détecter de ci, et là, une case dont la profondeur de champ ou les détails impressionnent. Dans la première histoire, page 6, la case en base à gauche montre 2 personnages marchant dans une rue, vus en plongée, et les dessins des maisons prouvent que
Wallace Wood possède une bonne connaissance de ce qu'il dessine. Page 13, la case en bas à droite montre une jeune femme marchant sous la pluie, sur une route de campagne. Wood a pris du temps pour figurer le revêtement sous la pluie, pour montrer la jupe flottant au vent, l'éclair, la palissade longeant la route, l'alignement des arbres ; il y a une quantité de travail impressionnante en 1 seule case. Passé le premier tiers de l'ouvrage, chaque dessin devient un petit plaisir pour lui-même, que ce soit les têtes des personnages, les vêtements, les décors, les bâtiments, etc. Malgré la taille relativement réduite des cases (de 7 à 9 cases par page, dans un format légèrement plus petit que celui d'un comics traditionnel), Wood crée à chaque fois un dessin dense en informations visuelles.
Passé les histoires de
Gardner Fox, le lecteur découvre celles d'al Feldstein qui mettent en scène des sentiments réalistes pour des drames humains plausibles (même si la construction avec une chute conduit à un dénouement prévisible), et plus adultes dans leur propos. La narration proprement dite reste assez pesante avec des bulles de pensées et des textes copieux au dessus de chaque case. Mais une fois passées les histoires horrifiques, les dialogues deviennent plus vivants et sonnent juste pour exprimer le racisme ordinaire, la suspicion, la mesquinerie, la peur de l'autre. Les bulles de pensée se transforment petit à petit en une narration intérieure du personnage principale, toujours un peu empruntée, mais moins artificielle. La deuxième moitié se lit avec plaisir, sans que les histoires ne paraissent leur âge. le texte introductif permet de comprendre que pour l'époque ces histoires à caractère social avaient un impact très fort, car elles mettaient en scène des problématiques peu médiatisées (les actions de
Martin Luther King prennent de l'ampleur à partir du milieu des années 1950).
Parallèlement, le lecteur peut voir les dessins de
Wallace Wood se bonifier d'épisode en épisode, pour atteindre une puissance d'évocation et d'immersion peu commune à partir de la moitié du tome. Petit à petit, il est possible de voir l'influence de
Will Eisner s'estomper pour laisser la place à un style plus personnel. À partir de "The guilty" (la quatorzième histoire du recueil), le lecteur a l'impression de côtoyer chacun des personnages, de se trouver dans leur salon, d'arpenter les rues de leur ville. Il est possible de regarder chaque page et de s'abîmer dans la contemplation de chaque case pour le plaisir esthétique qui s'en dégage. Page 91, une foule conduit un noir menottes au poing, chaque visage est différent et exhale un sentiment de violence haineuse. Page d'après, le prisonnier monte les marches menant au poste de police, et une trentaine d'individus le prennent à partie. le lecteur peut voir la tension qui émane de la scène.
Page 100, un homme en costume est assis dans son fauteuil en train de téléphoner dans son salon. le lecteur n'a pas de doute sur la réalité de la situation, sur la véracité de sa tenue vestimentaire, sur l'expression un peu ennuyée de son visage. Page 119, le lecteur voit l'inspecteur de sécurité incendie pénétrer dans une salle de boîte de nuit en sous-sol. En 1 case, Wood dépeint les danseurs, l'atmosphère enfumée, les gens attablés, un serveur se frayant un passage ; en 1 case le lecteur est là, présent dans cette salle, à cette époque. Page 135, un chasseur accueille une belle pépée blonde dans sa cabane au fond des bois. Cette femme est magnifique de sensualité et de candeur, d'ingénuité et de manipulation. Dans chaque histoire,
Wallace Wood fait des merveilles pour dépeindre les scènes de foule, reproduire l'apparence ordinaire des individus de tous les jours, recréer des environnements qui ont l'apparence de la réalité de l'époque, et dessiner de magnifiques jeunes femmes.
Ce tome constitue une entrée idéale pour découvrir les histoires réputées d'EC Comics dans la veine sociale, ainsi qu'un dessinateur capable de dépeindre une Amérique réaliste, dramatique, et très crédible. Il est à réserver aux lecteurs curieux de découvrir des comics des années 1950, sans superhéros, et
Wallace Wood dans ses oeuvres plus réalistes.