Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit de l'une des toutes dernières séries publiées par le label Vertigo, branche adulte de DC Comics, avant sa fermeture en 2019, avec l'excellent Goddess Mode de
Zoe Quinn &
Robbi Rodriguez.. Il contient les 9 épisodes, initialement publiés en 2019, écrits par
Bryan Hill, dessinés et encrés par
Leandro Fernández, avec une mise en couleurs réalisée par
Dean White, et des couvertures réalisées par
Ben Oliver. Il comprend également la couverture variante réalisée par Rafel Albuquerque.
Au quartier général du FBI, l'agente Sheila Curry (surnommée Sheeba) est interrogée pour savoir ce qu'il est arrivé Roch Johnston. Elle enquêtait sur l'assassinat de son partenaire Bernard Watson (également agent du FBI) retrouvé pendu devant sa maison incendiée, suite à un lynchage. Elle raconte comment elle s'était rendue au domicile de Roch Johnston, un suprémaciste, pour l'interroger dans le cadre de son enquête sur le lynchage de Watson, et que Johnston s'était donné la mort chez lui en se faisant sauter avec une ceinture d'explosif, tuant aussi sa femme et leur jeune fils. Elle ajoute que le seul lien qu'elle avait trouvé entre Johnston et Watson était le riche philanthrope Wynn
Allen Morgan. Watson enquêtait sur de possibles liens entre Morgan et les extrémistes bancs, et ses livres étaient les seuls présents dans la maison de Johnston. L'audition s'arrête là, et le responsable indique que le FBI n'a aucune intention de donner suite à une enquête sur Wynn
Allen Morgan. Il y a 3 ans de cela, à Los Angeles, L'agent
Richard Wright du FBI poursuivait un suspect. Il le tenait en joue, aculé, quand il a porté la main à sa veste. Il a tiré, mais en fait l'adolescent ne faisait que sortir son téléphone.
Au temps présent,
Richard Wright vient de passer une nuit avec une prostituée qui se lève et se rhabille. En sortant, elle croise Sheila Curry qui arrive. Wright lui indique tout de go qu'il n'est pas intéressé par ce qu'elle vient lui demander. Une vive discussion s'engage : elle parvient à lui expliquer que Bernard Watson a été lynché bien qu'il fut blanc et qu'elle souhaite qu'il pénètre le cercle de Wynn
Allen Morgan pour mettre à jour ses liens avec un groupe de suprémacistes. Il rétorque qu'elle lui demande uniquement parce qu'il est en partie afro-américain. Quelques jours après, Wynn
Richard Allen intervient dans une église à la demande du pasteur, effectuant un discours devant un auditoire d'afro-américains ayant pour thème l'inaction du gouvernement pour protéger leur communauté, et sa proximité avec les vrais gens du peuple, avec pour preuve son absence de promotion personnelle dans les médias traditionnels. Les auditeurs en ressortent majoritairement convaincus. Alors qu'ils partent progressivement,
Richard Wright se présente à lui sous le nom de
Richard King, comme quelqu'un de paumé cherchant de l'aide. Morgan lui remet le numéro de téléphone de l'association gérée par sa fille Jennifer Morgan en lui disant de l'appeler. Puis il va faire des photographies avec le pasteur et un enfant.
Bryan Hill s'est fait connaître sur la série Postal avec
Matt Hawkins et
Isaac Goodhart, un thriller poisseux dans une ville clandestine abritant des criminels mis au frais.
Leandro Fernández a collaboré avec des scénaristes de renom pour des séries comme The Old Guard avec
Greg Rucka et The Discipline avec
Peter Milligan. Au vu de la couverture, le lecteur s'attend à un thriller baignant dans la politique, avec des relents de racisme. Effectivement,
Bryan Hill plonge l'ex-agent du FBI
Richard Wright dans une mission d'infiltration où il doit chercher comment coincer un homme politique influent, bien parti pour représenter une alternative crédible aux démocrates et aux républicains lors de la prochaine élection présidentielle. le scénariste ne fait pas mystère des accointances de Wynn
Allen Morgan avec des vrais suprémacistes blancs, tout en montrant qu'il s'en sert pour progresser plus vite sur l'échiquier politique. Il développe donc une vision cynique de la politique où un certain nombre de compromissions sont nécessaires pour pouvoir accéder à des postes de premier rang. le système mis en place par Morgan est bien rodé, sa fille arrangeant les coups fourrés en sous-main, conservant ainsi la possibilité de tout nier de manière plausible.
Il se trouve que
Richard Wright a en lui un peu de sang afro-américain, ce qui complique son intégration et sa potentielle position au sein de l'organisation de Morgan. Il se heurte dès le premier épisode aux gros bras bien blancs de Sheldon, le chef du groupe local des suprémacistes. le scénariste fait bien son boulot, puisqu'au fur et à mesure que
Richard Wright accomplit une mission ou une autre pour Jennifer Morgan, ou se trouve utilisé par elle, cela l'amène à s'interroger sur ses propres valeurs, sur ses convictions. En effet, il lutte aussi contre sa culpabilité dans la mort d'un jeune innocent qu'il a froidement abattu. de son côté, Sheila Curry lutte contre ses propres démons, en incitant Wright à progresser dans son enquête par tous les moyens, en affrontant des soucis de santé, et en se voyant affublée d'un collègue un peu encombrant, comme parachuté de nulle part. Côté Morgan et sa fille, ils disposent également d'une personnalité développée. L'homme politique est un orateur hors pair qui finit par faire douter même le lecteur. Sa fille est une tacticienne et une manipulatrice chevronnée, pour qui seule compte sa fille sourde Amy. le lecteur est donc pris par le thriller et son suspense, mais aussi par les personnages, leurs émotions, leurs petits (et leurs gros) arrangements, leurs aspirations. Il ne s'agit pas d'une intrigue fonctionnant sur une belle mécanique, mais bien d'un roman en bonne et due forme dont le déroulement dépend du caractère et de l'histoire personnelle des protagonistes.
En découvrant le nom du coloriste, le lecteur est étonné qu'un artiste de la couleur de premier plan comme
Dean White ait participé à un projet qui ne semble pas de premier plan.
Dean White ne réalise pas une mise en couleurs de type peinture à l'infographie, restant dans un registre plus classique. Il est majoritairement dans un mode naturaliste avec une gestion élégante et discrète des dégradés pour faire ressortir chaque élément par rapport à ses voisins et leur ajouter une touche de volume, tout en retenue. le lecteur se rend compte qu'il glisse parfois subtilement vers un registre plus impressionniste en établissant une couleur dominante, déclinée dans des nuances. Il voit que l'artiste est dans un registre descriptif et réaliste, avec une petite exagération des ombres portées sous la forme d'aplats de noir de taille modeste au contour esthétisant. Cela aboutit à une impression visuelle générale qui évoque la série 100 Bullets de
Brian Azzarello,
Eduardo Risso et
Patricia Mulvihill. Les auteurs ne singent pas les caractéristiques graphiques de 100 Bullets, mais leur narration graphique se situe dans un registre cousin.
Leandro Fernández n'est pas
Eduardo Risso et il ne cherche pas à pousser ses dessins vers un registre plus conceptuel. Toutefois, la forme des aplats de noir et certaines mises en scène inscrivent ses pages dans une veine approchante. Il représente plus d'éléments que Risso, et se montre moins esthétisant. Il n'a pas la même élégance de la mise en scène pour les dialogues, certaines pages se limitant à deux colonnes, dans les cases de celle de gauche la tête d'un interlocuteur en train de parler, dans celles de droite la tête de l'autre interlocuteur, mais il ne s'agit que d'une poignée de pages. D'une manière générale, le lecteur se projette avec facilité dans chaque lieu : villa luxueuse des Morgan, appartement simple de Curry, appartement minable de Wright, église, bar, hôpital, rues désertes de nuit, plage, restaurant luxueux, etc. Il côtoie des individus normaux, avec une direction d'acteurs naturaliste. Les scènes de violence sont sèches et brutales. Les dialogues montrent les postures des interlocuteurs donnant une indication sur leur état d'esprit. L'artiste sait rendre plausible toutes les scènes, même les situations qui sortent de la normale, telle que le suprémaciste avec sa veste d'explosif, le public dans l'église écoutant avec défiance le discours de Wynn
Richard Allen, le passage à tabac à coup de chaîne de vélo, la croix enflammée sur la pelouse de Jennifer Morgan, la prise de poudre blanche sur le dos de la main, ou encore le masque souriant à l'effigie de
Barack Obama.
Le lecteur se retrouve ainsi complètement immergé dans les différents lieux, côtoyant des individus réalistes et plausibles. Il assiste à deux discours impressionnants de Wynn
Richard Allen, à la rhétorique parfaitement huilée, et pas juste calquée sur celle des républicains.
Bryan Hill a investi du temps pour imaginer un candidat politique non aligné avec les 2 partis majoritaires, et les arguments qui pourraient convaincre le peuple, différentes franges du peuple américain. le résultat est saisissant de bon sens et de démagogie. Fasciné, il écoute avec
Richard Wright l'argumentaire visant à légitimer la pertinence de la culture blanche sur les autres, dans une démonstration basée sur la preuve par l'exemple. À l'évidence, le scénariste est familier de ce genre de discours et en maîtrise parfaitement la logique. de même quand elle se retrouve devant un démocrate bien parti pour être le candidat du parti aux prochaines élections présidentielles, Sheila Curry sait très bien détecter la démagogie des propos et rétablir l'hypocrisie qu'elle contient.
Bryan Hill n'est pas dans une croisade anti-républicains, ou anti politiques. Mais il se tient à l'écart de toute forme d'angélisme pour un regard pénétrant sur le système. de ce point de vue, il écrit un polar adulte et critique dans lequel l'enquête de
Richard Wright est à la fois un questionnement sur ses convictions, et un révélateur du milieu dans lequel il enquête. Il met les conventions du genre au service de son intrigue, utilisant des artifices comme le gang d'ultranationalistes et l'agent du FBI déboussolé, tout en leur donnant un sens dans la perspective de son récit.
En cette fin d'existence de Vertigo, le lecteur découvre un récit de haute volée, que ce soit pour la narration visuelle, ou pour l'intrigue, un thriller basé sur une enquête, utilisant les codes du genre avec intelligence et avec sens, pour une histoire captivante sondant une forme d'hypocrisie politique insidieuse, et la souffrance existentielle pour l'individu, occasionnée par le manque de valeurs du monde moderne.