Citations sur Tenir jusqu'à l'aube (88)
D'ailleurs, toute la journée, chaque fois qu'elle croisera quelqu'un, à chaque rendez-vous, on lui demandera : « Où est l'enfant ? Qu'avez-vous fait de votre enfant ? Vous avez un fils, il me semble ? Et vous l'avez laissé ? » Elle se demande si on pose aussi cette question au père. Non, elle ne se le demande pas, elle se doute qu'on n'importune pas les pères avec ce genre de détail.
Avant d'avoir un enfant, on ne sait absolument pas ce qui nous attend. Est-ce un crime que de constater qu'on n'y arrive pas ?
L'avocate soupira. Ce n'était pas avec ce genre de sentimentalisme qu'on faisait avancer les dossiers. Qu'elle se ressaisisse. Elle ne pouvait pas demander l'impossible à la justice. La justice pouvait forcer le père à donner de l'argent, ça oui, la justice procéderait à des ponctions sur le salaire du père, jusqu'à 10% du salaire du père, 100 euros, 200 euros, était-il au moins solvable ? Parce que s'il n'était pas solvable, c'était foutu et tant de types préféraient se déclarer insolvables plutôt que d'avoir à payer pour leur progéniture...
Mais un père, ça ne vous paraît pas important ? répétait-elle [à l'avocate]. Son seul amour de mère, elle le sentait, ne suffisait pas. L'enfant avait besoin de l'affection de ses deux parents pour grandir, comme de ses deux jambes pour marcher.
(p. 115)
Parfois ils prenaient le train, allaient voir des oncles et tantes, des amis. On les attendait sur un quai, une parenthèse s’ouvrait. Rien ne pouvait rendre l’enfant plus heureux que d’être avec d’autres enfants, en particulier ses cousins. Pendant quelques jours, ils se laissaient tous deux bercer par le rythme d’une famille, des repas sur la grande table recouverte d’une nappe en vinyle rouge à pois blancs. Des poissons cuisaient au four, des plateaux de fromages trônaient dans la cuisine, et au moment du coucher, des confidences s’éternisaient autour d’une camomille.
La maison était grande et pleine d’enfants. Le sien courait, riait, la croisait sans la reconnaître, tant il était ivre de cette multitude, de tous ces possibles, de cet oubli d’eux-mêmes.
Puis il fallait rentrer, reprendre des trains et le train-train, il fallait s’organiser à nouveau, retrouver leurs marques dans cette ville déserte.
Elle tenait la journée, elle tenait pour le petit. Mais quand la nuit s’annonçait, elle avait hâte de le voir endormi, de pouvoir enfin tout lâcher, les craintes, les colères retenues. Mais l’enfant n’en finissait pas de revenir, tantôt il avait soif, ou peur, ou envie de faire pipi, tantôt il voulait juste qu’elle reste là, « à côté, à côté ».
Car le droit de visite et d'hébergement, comme son nom l'indiquait, n'était qu'un droit, en aucun cas un devoir. Rien n'obligeait un parent à voir son enfant. C'était une forme légale d'abandon, mais c'était sans doute mieux ainsi car si un père ne manifestait pas l'envie de prendre soin de sa famille, à quoi bon l'y contraindre ? Les lois avaient été pensées dans l'intérêt de l'enfant, et dans l'intérêt de l'enfant on avait décidé qu'il ne verrait ses parents que si ceux-ci en avaient envie.
Elle ferme la fenêtre. Elle entre : mère seule + rencontres .
Elle ne clique pas sur le lien " Baiser une mère célibataire près de chez vous". Elle ne clique pas non plus sur " Mère célibataire salope ", ni sur " Mère célibataire qui s'envoie en l'air ".
Elle reformule sa requête : mère seule + retrouver amour.
( p 154)
Les femmes ont gagné le droit de voter et de travailler à l'extérieur, mais elles ont gardé celui de s'occuper des gosses, de la bouffe, du linge et du ménage. Tout ça gratis ! Et quand elles craquent, on leur dit qu'elles sont fragiles, bah oui ! Mesdames, si vous avez des garçons, par pitié, éduquez-les autrement que leurs pères !
Les week-ends, les jours fériés étaient les pires quand elle guettait un niuveau signe du père. Parfois, elle lui envoyait des messages en pleine nuit, " Qu'en est-il de l'enfant ? " " Veux-tu voir ton garçon ?" Le petit en parlait peu. Elle essayait de faire exister son père à travers des photos, quelques souvenirs. Ton papa serait content de savoir que tu mets tes chaussettes tout seul. Ton papa serait fier que tu dormes dans un lit de grand. Ton papa n'aimerait pas t'entendre dire ce gros mot. Ou alors. Tu as les mêmes cheveux que ton papa. Tu portes un joli nom, c'est celui de ton père.
Le dimanche, elle n'avait pas la force de quitter la ville. Le père finirait par se manifester, il voudrait un jour revoir son fils, il ne pouvait en être autrement. Et alors il faudrait être là, se tenir prêts. Vers vingt heures, vingt et une heures, une fois qu'elle avait compris que le père n'appellerait pas, qu'il ne se passerait plus rien, elle relâchait la pression. Elle mettait la musique, elle arrêtait de ranger, de préparer, d'anticiper. L'enfant se mettait à danser, elle montait le son, elle sautillait avec lui, c'était irréel, c'était tous les deux, parfois ils s'endormaient presque heureux.
PP. 95-96
Avoir un corps. Un corps sans enfant qui s'y cramponne. Un corps sans poussette qui le prolonge. Ça lui a paru étrange lors de ses premières sorties. Elle s'était sentie nue, vulnérable. Comme si on l'avait amputée de quelque chose, d'une extension quasi naturelle d'elle-même.
Elle ne pouvait se permettre aucune erreur, aucun écart. L'enfant et elle devaient filer doux, afficher zéro défaut, ne laisser aucune prise à la société. A tout instant, ils risquaient d'être étiquetés "famille a problèmes ". Ils étaient hors norme, ils etaient fragiles, il étaient suspects.