– J'ai pris un pruneau mais ça va aller. Donne-moi à boire.
Ses yeux flambaient comme deux silex dans un torrent.
J'avais reconnu sa voix mais ce visage défoncé de douleur était méconnaissable, durci, traqué, farouche.
– Allonge-toi, Charlie, j'appelle un toubib.
– Donne-moi de l'eau... J'ai peur que ce soit le poumon.
Le soutenant d'un bras, je fis ce qu'il me demandait. Courbé, il tangua jusque dans le salon, sa main droite plaquée sur son épaule gauche. Sa chemise bleu ciel était noire de sang. Une sueur glacée inonda tout mon corps.
Je ne le reconnus pas tout de suite dans le contre-jour du couloir. Sa masse sombre s'écroula sur moi.
– Ferme vite..., gémit-il.
Malgré les années la voix de mon ami d'enfance n'avait pas beaucoup changé. Je faillis perdre l'équilibre.
– Charlie...
– Ferme à clé, ils arrivent !
On frappa de nouveau. Ça ne pouvait pas être Julie, elle entrait comme le vent et lançait : « Papa ! » J'enfilai un slip et ouvris la porte.
Seule ma fille passait me voir deux ou trois fois par semaine et nous regardions la télé, bouche ouverte, en transpirant. Lorsqu'elle restait le soir je tirais le matelas sur la terrasse et nous suivions en silence les avions et les étoiles filantes.
La canicule venait de balayer dix ou vingt mille vieillards. Certains d'entre eux attendaient encore dans les frigos que leurs enfants rentrent de vacances pour remplir les papiers.
Ruisselant je l'étais moi-même depuis des semaines, sous les trente-cinq degrés immuables de mon appartement. Malgré les dix douches quotidiennes mon cerveau s'était lui aussi mis à fondre, et je mentais à mon éditeur au téléphone en lui répétant que ça avançait. Pas le moindre premier mot d'un quelconque début d'histoire. Rien. Je n'avais plus rien à dire.
Je cherchais depuis six mois la première phrase d'un nouveau roman lorsque quelqu'un frappa à la porte. Juillet et août avaient été si impitoyables que je me demandai si une seule personne avait eu le courage d'escalader les quatre étages pour déboucher, ruisselant, sous mes tuiles, ici, dans ce four.
Déserteur.. .Ne l'avais-je pas été toute ma vie? Seul dans mon appartement depuis quelques annees au milieu des livres, du ciel et des oiseaux. Ma place était sans doute ici, un peu à côté des choses trop réelles, dans une caserne oubliée.
Je n'ai que toi au monde, et ça suffit à remplir ma vie.