Jeanne attendait que passe le 18 heures 01. On pourrait dire que Jeanne avait une vie minuscule, comme dirait
Pierre Michon. Ces petits riens dans la vie de Jeanne, sont minutieusement observés par
Claudie Gallay. Ces presque riens accrochent chez Jeanne une pensée, une anecdote, une évocation qui la surprennent, son imagination décroche des images, et recréent l'histoire des passagers du soir.
Il suffirait peut-être d'un petit incident pour que la dame du 18 h 16, rencontre cet homme aux cheveux gris du 18 h 01.
Jeanne n'est pas seulement la spectatrice amusée des heures perdues, elle observe l'effervescence de tous les animaux qui gravitent dans son jardin, et comme un rite particulier le passage du renard à la fourrure rouge vers les 23 heures.
En quelques pages
Claudie Gallay avec une grande minutie décrit le personnage central de ce roman. le cadre qui s'est décroché ajoute le grain de fantaisie, de cette femme si paisible, si bien rangée qui tous les jours se rend à son travail à la poste.
C'est la banalité apparente de Jeanne, et la banalité de son couple qu'elle forme avec Rémy, alors que les enfants, deux filles sont maintenant parties, c'est l'absence même d'une intrigue savante qui rend cette femme si émouvante quand elle nous dévoile le portrait de
Marina Abramovic.
Quand on lit ce texte avec un peu de recul, on ressent l'amusement que suscite ce grand fou de bricolage, cet addict de l'étagère, cet expert de la peinture patinée, ce tyran de la mesure, ce paranoïaque de la place perdue. Comment accorder un peu de temps à Rémy pour des tâches qui deviennent si répétitives, que les surprises sont depuis longtemps, collées sur les murs de leur petit pavillon.
Cependant ce n'est pas une ambiance tragique qui va baigner ces 400 pages, car la magie de Jeanne, son originalité est de faire basculer la vie de sa famille vers la légèreté, grappillant ça et là, ces menus instants de liberté pour laisser son imagination la porter vers Marina.
Et d'autres moments de liberté vont la porter vers d'autres horizons, vers des audaces qui l'intimident, et qui la poussent à aller de plus en plus loin, explorer la vie, les autres à la manière de Bovary.
Entre son amie Suzanne, la vie à la ferme avec M'mé, les différents ridicules avec son collègue Nicolas, l'esprit de Jeanne vagabonde, de plus en plus souvent, avec un enthousiasme de plus en plus affirmé, jusqu'à la rencontre avec Martin un ami de jeunesse.
Il n'y a que cette femme pour surfer entre tous ces personnages, pour ne jamais les abîmer, ni les attrister, car elle possède cette farouche vertu, la délicatesse.
J'avoue que je suis rentré dans cette intrigue, à plusieurs voix, tant l'analyse de Claudine Gallais est toute en finesse. J'ai aimé ce dialogue à distance entre Martin et Jeanne, qui se sont appréciés, découverts à travers l'échange de mails, de plus en plus sincères.
Les lettres adressées à
Marina Abramovic, montrent bien que Jeanne, met la juste distance entre le réel et la fiction.
C'est un jeu d'équilibre, puis une minuscule embardée qui gagnera le coeur de Jeanne. Mais elle aussi mesure, apprécie et décide ce qui est bien pour tous, page 322 : elle écrit cette citation de Marina, " les autres ne doivent rien décider pour nous."
Cette bienveillance, non pour elle-même mais pour les autres, éclate et apaise. Jusqu'au bout malgré son désir de rejoindre Martin au Japon, malgré sa rencontre avec Marina, elle reste fidèle à sa famille.
Page 344 Claudie Gallet écrit: "Elle a touché la main de la mère.
Elle l'a retenue un instant dans la sienne.
Doucement, comme on le fait d'un oiseau..
c'est l'enfance qui fait racine.
Jeanne revenait toujours à çà.
À cet ancrage."
Un quelque chose d'inoubliable beauté des jours.