« Nous entendons les insectes et les voix humaines d'une oreille différente. »
Kobayashi Issa
Ce premier roman de l'équatorienne
Natalia García Freire entraîne le lecteur dans un monde sombre, envoûtant et magnétique, où la beauté sensorielle se mélange aux exhalaisons putrides des corps qui se décomposent et des petites bêtes qui y grouillent et se repaissent des chairs décomposées.
Ce roman produit un effet étrange et déstabilisant sur le lecteur, bercé par la poésie du texte et décontenancé par l'ambiance macabre et austère.
*
«
Mortepeau » est un monologue intérieur plein de reproche et de haine de Lucas à l'égard de son père décédé dont le corps est enterré dans le jardin de sa mère.
« Et j'ai commencé à vous détester, père. Vous plus que les autres.
À présent, j'en comprends la raison : tout père abrite un dieu et considère ses enfants comme des figurines d'argile toujours inachevées qu'il cherche sans cesse à recréer à son image pour finir par les condamner : il les accable de fléaux et de déluges, les maudit, puis leur pardonne sa propre vanité. Et nous autres, humains, sommes tous des enfants d'argile timorés et craquelés qui errent de leur vivant, dépourvus de bras, de jambes, ou encore difformes. »
Il lui reproche d'avoir abandonné sa famille, sa maison et sa terre aux mains de deux étrangers, qui, insidieusement, ont pris possession du domaine et ont chassé l'enfant à son décès.
Après plusieurs années d'absence, Lucas revient dans sa maison où vivent toujours les deux hommes et s'adresse à son père.
Passé et présent s'entrecroisent et s'entrechoquent pour composer une histoire aussi belle et profonde que troublante et bouleversante.
« Bien que je puisse me passer de mon prénom, j'ai eu une famille. Notre maison m'attend comme une succession de rêves dans lesquels je ne cesse de retomber. Je suis arrivé attiré par elle, cette demeure aux murs jaunes et sa terre croûteuse. »
*
Lucas raconte comment, enfant, il a été le témoin de l'effondrement de son univers, à l'image de la maison familiale qui se lézarde, laissant l'obscurité et la pourriture envahir les coins, les murs se desquamer.
Comme l'araignée qui tisse sa toile pour emprisonner ses proies, les ténèbres enveloppent les lieux d'un linceul noir, emmurant les individus qui s'y trouvent, rendant l'atmosphère étouffante et pesante.
Là, entre les murs, se cache tout monde qui abonde et fourmille de vie, un monde répugnant pour certains mais fascinant pour cet enfant désoeuvré. Les insectes envahissent les pensées de Lucas et les nôtres, rampant, rongeant, se faufilant, s'insinuant dans les moindres interstices, se repaissant de « la vie en décomposition ».
« Il ne reste rien de nous, père, hormis ces minuscules animaux attirés par la chaleur qui environne la mort. Ils sont plus vivants que nous autres, les vivants qui marchons et parlons. »
L'enfant s'est progressivement vidé de chaleur et d'amour, se ratatinant, se desséchant pour devenir insignifiant et craintif, comme tous ces insectes que nous piétinons sans nous en rendre compte.
*
Il se dégage une forme de violence contenue, davantage psychologique que physique, avec ce père despote et tout-puissant qui impose son autorité dans la maison.
Cruauté, abandon et renoncement règnent en maître.
« Même mort, père, vous êtes encore capable de me soulever le coeur. »
Les deux hommes ne sont pas étrangers à cette ambiance malsaine et effrayante.
Présence silencieuse mais intimidante, imposante, les deux cerbères sont attentifs aux moindres désirs de leur maître, attendant la moindre défaillance pour le supplanter.
« La peur ne se tait jamais. Quand on est effrayé, on doit la garder au fond de soi sans jamais la montrer à autrui. »
*
L'écriture est magnifique et je me suis laissée emportée par la force des images, des souvenirs et des sentiments de l'enfant. Laissant en arrière-plan la psychologie des autres acteurs de cette histoire,
Natalia Garcia Freire va au plus près des émotions de cet enfant, seul, perdu, sans repères.
« Je m'agenouille et creuse le sol de mes ongles, j'ai juste envie de m'allonger, de m'entourer de terre. Je creuse une fosse qui devient vite un tunnel, ma galerie sombre et humide d'où j'entends le bruit des insectes qui m'environnent, les cigales toutes proches. Des trompettes et des choeurs.
Lorsque l'ange de l'enfer a pris conscience qu'il était exilé, il a créé un royaume plus puissant que celui des cieux. »
J'aurais aimé entendre davantage la voix de Josefina, sa mère, mais on comprend bien à travers l'histoire du fils, la critique vigoureuse du pouvoir patriarcal et religieux qui assujettit les femmes et les enfants.
D'autres thèmes abordent des réflexions sur le mal, la religion, la maltraitance, la maladie, la mort et la folie.
*
Pour finir, en explorant ce monde tapi sous nos pieds, celui des insectes, des arthropodes et autres petites bêtes qui souvent nous inspirent de la répulsion ou du dégoût,
Natalia García Freire nous livre un récit dérangeant et surprenant.
Des images fulgurantes et glauques m'ont assaillie, contrebalancées par une écriture lyrique d'une grande beauté. Entre fascination et dégoût, le charme a opéré dès les premières lignes. L'ambiance gothique m'a plu, me rappelant celle de
Tim Burton.
Un premier roman très réussi. Je suivrai cette jeune autrice, elle a énormément de talent et je vous encourage à découvrir ce petit récit si bien écrit.
« Toutes les maisons doivent regorger de secrets que personne ne déterrera jamais ; comme les grottes anciennes où la mort s'est couverte de terre et de roches, comme le fleuve qui charrie le sang et le dépose dans ses parties les plus sombres, les maisons dissimulent de si nombreuses disparitions qu'elles se vident de leurs forces et commencent à se morceler. »
*
Un grand merci à HordeduContrevent pour cette idée de lecture. J'ai adoré.
Et je n'ai rien dit sur la couverture qui est tout simplement sublime et reflète merveilleusement bien l'atmosphère du livre.